CORAN. François Déroche : “Ce qui est important ce n’est pas la lettre mais l’esprit”
Le Coran et ses mystères. François Déroche, historien du Livre, titulaire de la Chaire « Histoire du Coran. Texte et transmission » au Collège de France, travaille sur les manuscrits du Coran depuis près de 40 ans. Dans un entretien exclusif à MeltingBook, il revient sur son approche historico-critique au plus près de la source.
La France conserve précieusement de nombreux manuscrits datant des premiers siècles de l’Islam. Le texte sacré de la religion musulmane, le contexte de sa révélation, sa mise par écrit, comme sa transmission, restent pourtant largement méconnus de l’opinion publique.
Sarah Hamdi : Comment votre histoire avec le Coran a-t-elle débuté ?
François Déroche : Mon intérêt pour les manuscrits arabes vient du fait que j’ai commencé ma carrière dans ce domaine avec le catalogue des manuscrits du Coran de la Bibliothèque Nationale de France (BNF).
Mon histoire ressemble un peu à l’histoire que j’enseigne. Pour moi, cela a été « le premier livre ». De même que pour l’Islam, le Coran, c’est le premier livre, car auparavant il n’y a pas de tradition littéraire manuscrite dont on ait la trace.
La poésie est un cas particulier qui n’entre pas dans cette perspective.
Pendant toutes ces années, je me suis intéressé à l’histoire du Livre dans le monde musulman, et notamment l’histoire du texte coranique, en tant que texte écrit.
L’une de mes grandes surprises a été de découvrir, d’abord, la richesse de la BNF, c’est-à-dire que dans les premiers siècles de l’Islam, on a copié avec frénésie le texte coranique.
Puis de constater d’un autre côté, que dans la position traditionnelle, le texte écrit ne compte pas, seule la récitation est à prendre en compte. Cette situation qui me paraissait curieuse, un paradoxe, est devenue un de mes topos favoris.
J’ai constaté que pour la même période 7e-10e siècle, il y avait plus de manuscrits du Coran que de manuscrits de la Bible et des Évangiles, ce qui est paradoxal dans la mesure où on aurait attendu exactement l’inverse.*
Donc, il a quelque chose encore une fois qui pose question : savoir ce qu’a été le texte coranique à ce moment-là ; et par-delà cette constatation, l’idée qu’il y avait un patrimoine du monde musulman qui était en quelques sortes tenu sous le boisseau. On n’en parlait pas, ce n’était pas intéressant.
Même du point de vue de l’histoire de l’art, c’était une sorte de chapitre nul et non avenu, qui ne méritait pas que l’on s’y intéressa plus que ça.
S.H. : Qu’est-ce qui a motivé le Collège de France à fonder cette Chaire ?
F. D. : Cet ensemble d’interrogations et de propositions de recherches dans ce sens a retenu l’attention de ceux qui sont devenus mes collègues au Collège de France, et qui ont pensé que cela valait la peine de s’interroger sur l’histoire du Coran.
Cela peut paraître un peu provocateur car théoriquement, c’est un texte qui n’a pas d’histoire, puisqu’il est éternel, et donc, il est descendu, point.
Ce qui n’est peut-être pas si vrai que ça. Cela mérite qu’on se pose la question de savoir si c’est bien ainsi, ou si les choses sont différentes. Dans tous les cas, cela peut avoir un intérêt d’en savoir plus sur la question.
S.H. : Justement, l’un de vos objectifs est de rendre ces manuscrits du Coran accessibles à tous…
F.D. : Une de nos lignes, c’est de publier de manière scientifique, sous forme de fac-similés, les plus anciens manuscrits du Coran qui datent de la deuxième moitié du 7e siècle, de manière à les rendre facilement accessibles à tous ceux qui sont intéressés.
Finalement, une véritable histoire ne peut se faire qu’à partir des documents, et non pas à partir de ce que dit « Monsieur Machin Chose » de la question.
Il est important qu’on puisse y avoir un accès à ces manuscrits. C’est un travail assez complexe car il faut retrouver les fragments des manuscrits éparpillés entres plusieurs collections.
S.H. : Il s’agit de l’édition d’un premier volume, quand sera-t-il disponible ?
F.D. : Nous avons préparé le premier volume d’une collection de fac-similés. Il devrait paraître d’ici la fin de l’année 2017. Pour celui-ci, par exemple, il y a un fragment à Paris, un autre à Saint-Pétersbourg, un feuillet à Londres, d’autres vendus à Rennes, qui doivent être maintenant au Qatar…
Il y a un travail de recherche important, dans la mesure où ses fragments qui étaient à Fusṭāṭ (Égypte) étaient introduits dans le circuit des antiquités de manière probablement pas très légale.
Il y avait des antiquaires qui vendaient des feuillets, beaucoup de collectionneurs ou voyageurs qui rapportaient cela. Notre travail consiste en quelque sorte à rassembler tout cela.
Nous avons un projet sur internet de recréer virtuellement cette bibliothèque coranique de Fusṭāṭ, des 7e-10e siècles, pour commencer à mieux comprendre ce qui se passait à cette époque ; comprendre quel était l’état du texte.
S.H. : En quoi le texte coranique copié dans les premiers temps diffère-t-il graphiquement des exemplaires du Coran actuel?
F.D. : On part d’un texte qui est copié dans un premier temps, sans aucune notation des voyelles, avec très peu de signes pour distinguer les lettres : la diacritique. (ndlr : En arabe, on n’écrit seulement les consonnes, les voyelles font partie de la diacritique).
Dans les sources, on dit qu’une des premières choses qui a été faite vers la fin du 7e siècle par Al-Hajjaj Ibn Yusuf, cela a précisément été de commencer par ponctuer la première consonne des verbes. Or quand on regarde les manuscrits, on constate que ce n’est pas vrai, cela s’est passé différemment.
S.H. : Doit-on comprendre que l’histoire du texte coranique est bien plus complexe que celle qu’on raconte ?
F.D. : Il y a une histoire officielle et il y a ce qui s’est passé sur le terrain, ce que les gens faisaient. Au début, les manuscrits ne sont pas du tout pourvus de voyelles brèves.
Cela a une incidence dans la mesure où on peut penser que les systèmes de lectures (qirâ’ât) remontent au tout début de l’Islam ; on peut aussi avec les manuscrits voir que l’histoire est peut-être plus compliquée qu’on ne le dit et que les décisions qui ont été prises début du 10e siècle de se limiter à sept, puis dix lectures correspondent à des choix qui ne sont peut-être pas ceux qui étaient faits à Fusṭāṭ (Égypte), car tout cela se passe à Bagdad.
Il y a toute une série d’aspects de l’histoire du texte qui est en cause. On sait que des grands spécialistes du 3e siècle d’exégèses ou de hadiths comme Al-Bukhari, utilisent des lectures coraniques qui sont considérées, par la suite, comme non canoniques, alors qu’ils étaient en principe bien placés pour savoir si c’était bon, ou pas…
C’est une histoire qui est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et qui s’explique en partie par le fait que l’esprit humain a toujours beaucoup de mal à contrôler la complexité et la diversité.
Nous avons une histoire complexe, et la tendance forte qui aboutit à ce qu’on voit de nos jours, est celle précisément d’arriver à quelque chose qui est compréhensible, bien défini, bien balisé, et dont on ne s’écarte pas.
Ce qui paradoxalement n’aboutit pas à ce qu’on nous dit dans un certain nombre de textes du début de l’Islam, qui eux insistent plutôt sur une certaine diversité et une certaine souplesse.
Tout cela reste du discours tant qu’on le lit, quand on prend les manuscrits, on voit comment, dans la réalité, pour des Hommes, des fidèles des 7e, 8e, 9e siècles, tout cela existait.
Si vous voulez, je suis en quelque sorte un salafiste ! (rires)
(ndlr : en référence à son travail sur les manuscrits datant des premiers siècles de l’Islam).
S.H. : Le récit de la tradition musulmane sur le texte coranique est parfois différent. Votre approche historico-critique se heurte-t-elle parfois à des résistances ?
F.D. : Oui et je respecte les différentes approches. Je travaille sur des documents. Il y a toujours une part d’hypothèses, de théorie explicative car nos manuscrits ne sont pas complets.
Ce que j’aime et ce qui est déconcertant avec les manuscrits, c’est qu’il y a une part qui nous restera toujours inconnue.
On a le produit fini, mais on ne sait pas ce qui s’est passé au quotidien, quel était l’environnement de la personne qui l’a réalisé.
Un de mes manuscrits favoris date du début de la seconde moitié du 7e siècle, il a été copié par cinq copistes différents et qu’on reconnaît parfaitement parce qu’ils n’écrivent pas pareil.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’orthographie pas le texte coranique de la même façon. Ils ont chacun leurs habitudes, c’est-à-dire qu’à l’époque cela ne gêne personne de ce que le même mot soit écrit d’une façon différente à la page 3 ou la page 24.
Cela n’a pas beaucoup d’incidence sur le sens, mais cela veut dire que l’approche a plus de souplesse. Cela montre que ce qui est important ce n’est pas la lettre, mais l’esprit. Et il est important de le constater de manière aussi concrète.
Tout le monde n’est peut-être pas d’accord, mais c’est intéressant de voir que certains collègues dans des pays musulmans commencent à intégrer les manuscrits dans leur travail.
On a acheté récemment une encyclopédie du rasm (=le squelette consonantique du texte coranique) publiée en Arabie Saoudite, et l’auteur a intégré des extraits de photos pris d’un manuscrit pour montrer le rasm sur un manuscrit ancien.
Ça n’aurait pas été fait il y a de cela une quinzaine d’années.
Il y a des gens qui pensent que je suis animé de mauvaises intentions, il n’y aura jamais l’unanimité, et ce qui m’importe surtout, c’est de donner accès à ce que je trouve, de donner ma version des faits, il ne s’agit pas de l’imposer à qui que soit.
Et après cela, c’est certain que le fidèle aura sa vision des choses. Disons que ce seront peut-être des éléments de réflexion pour certains, et pour moi, cela m’aura donné l’impression de réintégrer dans l’histoire de l’Islam un épisode qui a été important.
Même si ce n’est que sur le plan de l’histoire de l’art ou de l’histoire du Livre, je pense que c’est une chose qu’on peut difficilement tenir à l’écart.
S.H. : Avez-vous constaté un regain d’intérêt dans la sphère académique pour le Coran comme objet d’étude en France ?
F.D. : Oui, quand je suis arrivé dans ces études de manière quelque peu accidentelle, j’ai beaucoup souffert du fait qu’il n’y avait personne qui parlait du Coran.
Il y avait Régis Blachère qui venait de prendre sa retraite. On pouvait s’informer mais j’avais l’impression d’être relativement seul.
À l’heure actuelle, il y a beaucoup de gens qui s’intéressent au Coran, ce qui me semble tout à fait sain, et des gens qui viennent de milieux très différents.
J’ai de tout parmi mes étudiants. Il y a des professeurs qui se sont formés, des problématiques qui sont posées, la France se trouve maintenant en position de tête pour des recherches sur le Coran.
Je crois que c’est un capital dont on doit tenir compte. Il y a une page qui a été tournée, ce qu’il faut espérer, c’est que les circonstances économiques ne viennent pas briser cet effort, qui encore une fois, est très important.
S.H. : Briser cet effort, c’est-à-dire ?
F.D. : Des gens formés, ou qui sont en train de se former, sont maintenant à la recherche d’un support pour continuer les recherches.
On a des contrats, des bourses, mais si on veut que le sujet reste présent dans le domaine de la recherche, il faut qu’il y ait un effort au niveau public dans ce sens-là.
Actuellement, le panorama général de la recherche en France traverse une phase difficile. Les budgets de recherche ont tendance à diminuer.
Je pense encore une fois que ce n’est pas un sujet anodin. Il y a une expertise qui est importante et qu’il faut conserver.
S.H. : En quoi est-ce important de diffuser cette connaissance critique du texte coranique ?
F.D. : D’un côté, on peut voir les gens qui remettent en doute l’historicité du Coran. Quand j’ai commencé à travailler c’était la grande époque de l’onde de choc de John Wansbrough (1977) qui considérait que le texte coranique avait été mis au point et reçu sa forme écrite fin du 8e siècle, début du 9e.
Ce fut traumatique pour certains. Il était important de dire « non », on a des documents —et pas seulement des bribes — des morceaux importants de manuscrits qui montrent que la mise par écrit, la constitution du corpus coranique était déjà bien effective au 7e siècle.
Les datations au carbone 14 que nous avons faites sont venues confirmer ces résultats, même s’il faut toujours les interpréter avec précautions.
D’un autre côté, il est bon de voir que le texte du Coran n’est peut-être pas quelque chose d’aussi intangible que cela. Et que la relation avec le texte coranique que nos manuscrits traduisent est beaucoup plus fluide que ce qu’elle peut être parfois à l’heure actuelle.
Évidemment, il y a des personnes qui ne l’admettent pas.
Mais justement je pense que le travail de l’historien, c’est aussi de mettre sur la table des éléments qui laisse penser que les choses n’ont pas toujours été comme on les imagine maintenant à travers un prisme d’idées qui se sont cristallisées au cours des siècles.
S.H. : Aujourd’hui avec quels pays collaborez-vous essentiellement ?
F.D. : Nous travaillons essentiellement avec des collègues allemands, il y a le projet franco-allemand « Corpus Coranicum ».
J’ai des contacts en Turquie et en Iran. Dans le monde arabe, c’est moins un sujet d’actualité, mais en Turquie, au Pakistan, il y a des gens qui sont tout à fait intéressés par cette approche et pour qui c’est une problématique réelle.
S.H. : Vous menez également le projet « PALEOCORAN ». En quoi consiste-t-il ?
F.D. : Les deux agences, française (ANR) et allemande (GFG), qui financent la recherche ont des projets binationaux. Il s’agit d’un programme sur 4 ans (2015-2018), qui explore une question précise.
« PALEOCORAN » un projet sur les manuscrits découverts à Fusṭāṭ (Égypte). À Paris, nous sommes une équipe de quatre chercheurs à travailler sur ce projet.
L’idée est de comprendre ces manuscrits. Nous avons choisi ce sujet car il y a quelques fragments retrouvés qui sont actuellement en Allemagne à Gotha et un morceau important à Paris.
Cela donnait une base franco-allemande particulièrement intéressante et un bloc a priori homogène, mais nos recherches nous montrerons peut-être que ce n’était pas le cas.
Et pour voir s’il y a une spécificité égyptienne, car c’est intéressant de voir que l’Egypte n’existe pas en terme de Coran.
Parmi les centres de lecture, il y a Médine, Damas, Bassorah, Koufa, La Mecque, mais pas l’Egypte, alors que la présence à Fusṭāṭ était très précoce.
Il était intéressant de savoir si une tradition égyptienne a existé et a disparu, ou d’autres hypothèses.
S.H. : Collaborez-vous avec des collègues égyptiens sur la question ?
F.D. : Non, nous n’avons pas d’homologues égyptiens intéressés par cette question.
Mais, c’est aussi parce que c’est un sujet neuf.Au Caire, il y a un Coran qui est réputé être le Coran du Calife ‘Uthmân, on ne peut pas dire que ce n’est pas le Coran de ‘Uthman.
Le poids de ce qui a été affirmé depuis longtemps est considérable. Et c’est une relique, je n’ai aucun problème à ce que les gens soient persuadés de cela.
S.H. : Vous travaillez sur le Coran depuis 38 ans. Comment votre approche a-t-elle évolué ?
F.D. : Quand j’ai commencé à travailler en 1979, mon approche était très différente de celle de maintenant. À l’époque, il n’y avait pas internet, pas d’ordinateurs, pas encore d’encyclopédie sur les qirâ’âts.
J’étais beaucoup plus formel, ils y avaient tout un tas de questions que je n’avais pas envisagées. J’ai eu à me former moi-même et j’ai écrit tout un tas de sottises que j’ai eu à corriger par la suite.
Être autodidacte n’est jamais absolument sans risques, vous êtes obligé de trouver la bonne information comme vous pouvez, et vous ne l’avez pas toujours au bon moment.
Entre ce que je faisais à l’époque et ce que je fais maintenant, j’ai recentré l’objectif et d’une vision très macro, j’en suis à une vision micro.
Quand j’ai commencé ce qui était intéressant, c’était d’étudier des séries de manuscrits du même type pour identifier une chronologie, des styles, etc.
Maintenant, on en est à travailler sur un manuscrit précis pour essayer de le remettre en contexte, de comprendre ce qu’il nous apprend, etc.
Une des choses qui m’a fasciné, c’est que finalement, je ne me suis jamais répété dans la mesure où le sujet s’est renouvelé, s’est enrichi. J’ai eu accès à des choses que je ne connaissais pas.
Longtemps j’ai pensé qu’il n’y avait pas de manuscrits en Iran. Là mes collègues iraniens sont en train d’exhumer des manuscrits du 7e – 8e siècle. Il y a plein de nouvelles découvertes qui apparaissent, on ne s’endort pas !
Le sujet est neuf. Je pense que l’un des problèmes, c’est précisément l’idée que le Coran, c’est connu : on peut circuler, il n’y a rien à voir.
C’est là l’un des drames. Et il y a une autre chose tout à fait triste : s’asseoir dans une bibliothèque à voir des manuscrits, cela prend du temps, ce n’est peut-être pas aussi folichon que faire d’autres choses qui peuvent paraître plus productives.
Mais si vous ne commencez pas à rassembler le matériel et à essayer de le comprendre, la machine n’avancera pas.
Effectivement, cet effort initial a été long, ce sont des années de travail à aller explorer et qui commence à rendre, puisque j’ai des informations que je peux donner aux gens qui travaillent avec moi pour leur permettre d’aller plus rapidement.
S.H. : Quelles découvertes ont suscité un regain d’intérêt pour l’étude du Coran ?
F.D. : Dès la fin des années 70, on a eu une succession de différents éléments qui ont fait prendre conscience qu’on pouvait aller plus loin dans les recherches sur le texte coranique.
Il y a eu d’une part John Wansbrough qui a alarmé tout le monde et a suscité des réactions indignées. Il y a eu la découverte du manuscrit à Sanaa, qui par son côté spectaculaire a focalisé l’attention, et dont le Palimpseste a fait couler beaucoup d’encre déjà.
Enfin de mon côté, en essayant de mettre de l’ordre dans le matériel de la BNF, j’ai aussi donné une sorte de grille de lecture pour savoir comment prendre les choses ; le fait de pouvoir identifier des écritures, de savoir les dater plus où moins…
S.H. : Quels sont les points de divergences entre votre approche historique et celle de la tradition musulmane?
F.D. : Ce qui est intéressant, c’est qu’à l’heure actuelle, ce qui est normal, on a un texte du Coran (rasm) et des lectures (qirâ’ât), qui sont en train de s’imposer de manière globale et en train d’éliminer les autres.
Cette position actuelle se comprend très bien, vous avez un texte sous les yeux, et vous ne pouvez pas tellement vous dire que vous en avez un autre, puis un autre…
L’esprit humain aime bien avoir un cadre. C’est cette tendance qui aboutit à la situation où nous sommes actuellement.
S.H. : La diversité des voix lors les premiers siècles de l’Islam semble trancher avec la volonté actuelle de rationaliser les choses, de les rendre très claires, simples, voire binaires…
F.D. : Voilà, tout doit être très carré y compris de manière absurde.
D’un côté, la globalisation fait que vous êtes au courant en habitant Paris, Marrakech ou Lahore très rapidement. Et ce qui était la diversité et qui aidait à une certaine distance devient une dimension beaucoup plus réduite.
Les traditions locales disparaissaient sous le poids de ceux qui ont l’argent. Disons-le clairement, les Saoudiens sont capables de diffuser un texte du Coran et sont en train de faire ce que ‘Uthmân n’a pu faire au 7e siècle.
Finalement, son idée qui transparaît dans son rasm, c’est probablement ce qui se passe maintenant.
Il dit en faire un texte, comme ça il n’y aura pas de divergence entre les gens. Il n’avait techniquement pas les moyens à l’époque puisqu’on ne pouvait pas noter les voyelles. Aujourd’hui on le peut. On a les enregistrements de la voix.
Et du coup, on a une voix unique qui se lève et une focalisation sur, justement, la lettre précise dans la mesure où c’est cela qui est devenu important, on a perdu la perspective de la fluidité, et peut-être de ce qui est le plus important : le message lui-même.
S.H. : Justement, quel est le message du Coran ?
F.D. : Un message sur l’unicité divinité, ça c’est absolument clair. Après les formes qu’elle prend sont particulières à l’Islam.
C’est un message d’un monothéisme intégral très précis et rigoureux, annoncé sur une longue période et qui s’inscrit dans le contexte de l’Antiquité tardive.
Pour moi qui ne suis pas musulman et qui suis historien, ce sont deux défauts majeurs pour m’exprimer à ce sujet.
Mais je pense justement qu’on perd de vue cette dimension historique, le texte s’inscrit dans une histoire humaine très réelle, avec des étapes, des changements qui ont à voir avec un contexte.
S.H. : Quel regard portez-vous sur la façon dont sont traitées les questions relatives au Coran, à l’Islam dans la société française, dans les médias ?
F.D. : Je suis là moins armé pour l’apprécier. Disons que je suis l’actualité comme vous ; les spécificités de l’Islam aujourd’hui, en France, à part ce que j’en sais grâce à des collègues et des étudiants musulmans, je n’ai pas vraiment une vision globale et je crois que c’est difficile.
On parle de diversité et l’éventail est assez large et intéressant, je pense qu’on a la chance de voir, même si ce n’est pas toujours extrêmement facile à vivre, une situation où le monde moderne amène à repenser un certain nombre de choses.
Alors on a certaines personnes qui s’enferment dans leur bunker ; j’en reviens à ce que je disais précédemment, la diversité c’est très difficile à penser, à admettre.
Essayer de prendre position face à elle, est toujours quelque chose de problématique et qui conduit à se poser des questions. Et on n’est pas toujours très enclin à se reposer des questions à chaque moment, moi le premier.
S.H. : Dans le contexte actuel, une étude scientifique et critique du Coran, peut-elle permettre de réunir, indépendamment des divergences ?
F.D. : Beaucoup de gens travaillent sur ce sujet et cette période avec différents points de vue, ce n’est pas un épisode anodin, il a des conséquences aujourd’hui.
Des générations ont essayé de préciser les choses parce que les flous dans un système de pensée sont finalement très agaçants, on aime bien savoir comment se sont passées les choses. Et il y a une angoisse de ne pas savoir.
Ce qui est fascinant avec les manuscrits, c’est qu’ils ont énormément de secrets, on ne saura pas ce qui s’est passé ce jour-là, aussi bien pour les questions de texte, que pour des questions de formes.
Pourquoi est-ce que brusquement le copiste change de style d’écriture ? Ce sont de grandes questions avec une foule d’inconnues qu’il faut admettre.
On ne va toutes les résoudre, mais on va glaner des réponses, petit à petit. Un savant écrivait justement que ce n’est pas simplement « les arguments du silence » qu’on utilise.
L’idée que si on n’a pas d’arguments sur le sujet, donc cela n’a jamais existé. Non, c’est peut-être que les documents ont disparu. Et la rareté d’un document, ne signifie pas que ce qu’il porte n’existait que très peu…
L’historien doit toujours être très attentif lorsqu’il fonctionne avec un matériel qui nous est arrivé après des siècles et des siècles, pas toujours en bon état et pas toujours complet.
On pose la question, cela vaut la peine de la poser, faire une hypothèse est toujours intéressant, mais en sachant que c’est une hypothèse et pas une vérité absolument intangible.
S.H : Selon vous, pourrait-on sensibiliser l’opinion publique à l’étude plus approfondie du texte coranique ?
F.D. : Comme pour tous les sujets, la seule façon est de dire : rester les yeux et les oreilles ouverts : informez-vous. Ne croyez pas qu’il n’y a plus rien à savoir, que tout est là.
EN SAVOIR PLUS :
DÉROCHE, François. Le coran. Collection Que sais-je?, 2005.
François Déroche est également responsable du projet PALEOCORAN qui étudie env. 350 fragments de manuscrits coraniques avec un total de plus de 7.000 folios, autrefois conservés dans la mosquée Amr Ibn al-As (Fusṭāṭ – Vieux-Caire) et aujourd’hui – à d’autres – se trouvent à Berlin, Cambridge, Chicago, Dublin, Gotha, Copenhague, Leyde, Paris et St Pétersbourg. Ce projet germano-français vise à reconstruire l’une des plus importantes bibliothèques coraniques et à la rendre accessible par le numérique. Dans le contexte français, faciliter l’accès et la diffusion d’une connaissance critique des écrits religieux est un enjeu crucial. C’est l’une des missions du monde de la recherche.
*Remarque : À la BNF, il y avait une véritable bibliothèque de 250 morceaux de manuscrits, achetés par un arabisant français du début du 19e siècle dans la Mosquée de Fusṭāṭ (Égypte), ces ressources provenaient d’un même endroit. Comparée à 70 volumes de la Bible et des Évangiles, achetés par les Rois de France dans les abbayes et des Églises, et centralisés à Paris, et ne provenant pas tous du même lieu.