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Fatou Diome: “Ces débats sur l’identité ne sont qu’une forme d’expropriation”

Avec son dernier ouvrage, Marianne porte plainte (Flammarion), l’écrivain et universitaire Fatou Diome lance un cri de colère. Dans sa ligne de mire, les fossoyeurs des valeurs républicaines, toujours enclins à manipuler le concept d’identité. Entretien exclusif pour MeltingBook.

N. H-M : La lecture de ce livre nous donne le sentiment qu’il est écrit d’une traite, comme s’il y avait urgence. Qu’est-ce qui vous a poussé à passer à l’acte ?

Fatou Diome : Oui, avec la période des élections, j’avais des questions qui me trottaient dans la tête depuis un moment. Ce sentiment d’urgence, de devoir m’exprimer a grandi. Plus les élections se rapprochaient, plus je me répétais : il faut réagir. Dans l’épilogue, il y a cette interrogation : que me serais-je dit, si les loups s’emparaient de l’Elysée, en mai 2017 ?

N. H-M : Quand vous dites les loups. Mais Marine Le Pen, alias « La-Marine-Marchande-de-Haine » n’est que l’arbre qui cache la forêt d’un racisme beaucoup plus diffus…

F.D : Ce sont ses tristes matelots et les pseudo-intellectuels, qui ont des sécateurs en bouche, qui nous divisent au lieu de nous rassembler. Si le message  de La-Marine-Marchande-de-Haine est aussi répandu, c’est qu’elle n’est pas la seule. D’autres feraient bien de la rallier pour être plus honnêtes avec leurs idées. Ce serait beaucoup plus clair et franc. Contrairement à elle qui assume ses positions, d’autres, tapis dans l’ombre, tiennent des discours avec les mêmes idées entre les lignes… C’est aussi contre ceux-là que Marianne porte plainte.

N. H-M : Cette formule incantatoire : « Marianne porte plainte », comment l’interprète-t-on ?

F.D : Vous portez plainte quand on vous fait du mal. C’est pour cela que Marianne porte plainte. Il y a des gens qui trahissent son identité, en trafiquant son histoire. Certains sont en train de réécrire son histoire en la purgeant de tout ce qui la rattache aux autres. Contre tous ceux-là, Marianne porte plainte.

N. H-M :Justement, ce rapport à Marianne pose aussi la question de l’identité mais aussi de la légitimité. En tant que franco-sénégalaise, vous fait-on sentir que vous n’êtes pas légitime pour représenter cette fameuse « Marianne » ou cette fameuse France ?

F.D : Je me sentais légitime avant même d’avoir ma nationalité française (rires). De toute façon, être français, ce n’est pas seulement le papier. C’est une éducation, c’est une culture, une façon de connaître le pays, sa langue, son histoire.

Est-ce qu’il suffit d’être blond, d’être né dans une région géographique de France pour dire « Je suis français » ?

Ce serait une vision des choses tellement pauvre et simple. C’est comme cela que les Fougères deviennent Fougères. Mais une Fougère, elle ne vote pas. Elle est juste sur son bout de terrain parce qu’elle a grandi là. L’identité se pense et se vit, elle évolue, ce n’est pas un état passif.

Si les gens se demandent « ce que c’est qu’être français », ils se rendent compte que l’on peut venir d’ailleurs et devenir parfaitement français. Beaucoup de personnalités de l’Histoire de France sont venues d’ailleurs, additionner des richesses de chez eux avec celles de la France. Et parce qu’elles aimaient la France, elles la considéraient comme leur patrie.

Ce pays a toujours été le cœur cosmopolite de l’Europe, déjà au 18e siècle avec ses philosophes. Sa langue était parlée dans toutes les cours européennes. Ce pays-là ne peut être fermé comme une huître.

N. H-M : Quand l’élite peine à se regarder dans le miroir, certains Français, héritiers de l’immigration, interrogent la devise républicaine, pour aussi la purger de ses contradictions. N’est-ce-pas ces derniers qui la réinventent justement ?

F.D : Vous savez quand j’écris et qu’il y a des reproches, il y en a toujours dans les deux sens. Certains reprochent à la France d’être raciste, mais je ne dirais pas cela, ce serait généraliser. On peut dire que le racisme existe en France, ce qui est différent. Quand on se bat contre ce racisme, il faut en même temps avoir l’honnêteté intellectuelle de dire aux Français d’origine étrangère : « acceptez-vous en tant que français aussi ».

A un moment donné, il faut être capable de se dire « oui, mes parents sont d’origine sénégalaise, algérienne, chinoise, marocaine ou malienne… mais, moi je suis français ! »

Vous avez des gens qui sont nés ici, qui ont l’identité d’ici, et qui continuent de vous citer un autre pays pour dire « nous, nous sommes de là-bas ». Or, ce sont leurs parents qui sont de là-bas.

Si quelqu’un est solide dans son identité, il l’accepte, il l’endosse. Cette personne-là, vous ne la ferez pas vaciller. Elle sait qui elle est.

N. H-M : Et en même temps, être né en France de parents étrangers est une expérience que peu comprennent. Beaucoup se sentent comme des hybrides. A la fois, à leur place nulle part et partout finalement…

F.D : L’hybridité est une identité, lorsqu’elle est assumée. Je n’aime pas me citer mais vous m’y poussez (rires). Dans Le Ventre de l’Atlantique (Anne Carrière), j’écris « Je vais chez moi comme on va à l’étranger, car je suis devenue l’Autre pour ceux que je continue à appeler les miens » et plus loin, j’ajoute « Être hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. »

Mais, en réalité, cette question-là, on s’en moque ! Le plus important est de se sentir bien avec toutes ses identités. Je suis cette femme, parfaitement sénégalaise et parfaitement française, à ma façon. J’embête peut-être les gens, des deux côtés, mais ma part africaine ne contredit pas ma part française et vice-versa.

Les gens qui ont trouvé leur équilibre entre deux cultures le vivent très bien, ils se sentent enrichis. Ce sont les autres qui interrogent toujours cette identité composite.

N. H-M : C’est comme la question du communautarisme qui est toujours dans le regard de l’Autre…

F.D : La fin du communautarisme, c’est d’abord commencer par ne pas parquer les gens toujours dans les mêmes zones. On veut lutter contre le communautarisme ? Faisons, d’abord, des logements mixtes partout dans le pays. Même quand vous voulez habiter ailleurs, on vous envoie dans un secteur avec « ceux qui vous ressemblent ». Et après, on s’étonne qu’il y ait du communautarisme ?

N. H-M : Les commissions d’attribution des HLM sont, d’ailleurs connues pour être très fermées…

F.D: Ce que l’on appelle le communautarisme, dans une société qui marginalise certains de ses membres, ce sont souvent des personnes qui ne trouvent pas leur place et qui reconstituent ce qui les rassure.

N. H-M : Dans un passage, vous écrivez sur la France: « si elle  continue de séduire après avoir été esclavagiste et colonisatrice, c’est que les honnêtes gens savent reconnaître ses fautes tout en goûtant cet esprit de liberté que les opprimés viennent chercher en son sein. Le passé n’a pas besoin d’avocats mais d’historiens ».

L’un des nœuds du problème, aujourd’hui, en France réside dans certaines pages du passé que peu parviennent à regarder avec l’honnêteté intellectuelle requise. Qui peut parvenir à dénouer tout cela ? Après tout ceux qui critiquent la France sans détour le font aussi parce qu’ils en ont une haute image…

F.D : Vous savez une nation, c’est aussi comme un être humain, vivant. Une nation a un passé, un présent et un futur. Comme il n’y pas d’être parfait, il n’y a pas de nation parfaite. Tous les pays ont des épisodes à dénoncer. Mais est-ce une raison de rester piégé par ce passé ?

Certains gardent leur rancune avec le sentiment d’être encore victimes aujourd’hui. Quelqu’un qui n’a pas vécu la colonisation peut connaitre quelques conséquences de la colonisation, c’est vrai, mais il ne peut pas avoir souffert de la colonisation autant que sa grand-mère ou son grand-père. Les gens dans les champs de coton, la douleur du travail forcé, nous pouvons simplement l’imaginer mais nous ne pouvons pas la porter.

Si nous respectons vraiment les victimes, nous imaginons que cela a été dur pour elles, mais nous ne pouvons pas prétendre que nous souffrons comme elles. Nous souffrons de certaines conséquences.

Si nous nous respectons suffisamment, nous cesserons de nous regarder comme des victimes. Quand vous vous positionnez comme victime, l’autre en face de vous devient, automatiquement, prétentieux, il se voit en dominant.

N. H-M : Pour autant, il y a des réalités qui proviennent de cette Histoire générationnelle de la colonisation. Par ricochet, l’impensé de la colonisation (rapport colonisateur/colonisé) s’est transmis au fil des générations. Et puis, on parle beaucoup de la rancœur des anciens colonisés mais jamais de celles de ex-colonisateurs…

F.D : Ceux qui font perdurer ce rapport, vous pouvez les remettre en place gentiment parce que l’on doit continuer le futur ensemble. C’est le racisme sournois qui demande le plus de patience.

Il faut surtout la paix, la patience et les arguments pour expliquer. Le fait d’utiliser la réflexion sera toujours, en termes de paix, quelque chose de plus efficace et durable. Quand vous pacifier la relation entre les gens, c’est beaucoup plus durable. Il faut laisser la réflexion faire son cheminement.

On doit apprendre à être calme avec ces questions-là. Parfois les gens vous font une réflexion et ne se rendent même pas compte que leur propos est raciste. On doit être assez calme pour leur faire souligner cela.

N. H-M : En est-on encore à la pédagogie face à ce racisme décomplexé qui convoque aussi de l’irrationnel ?

F.D : N’oublions pas que ces personnes-là sont héritières d’une manière de voir le monde. On doit avoir la générosité de dire : « cette personne n’est peut-être même pas assez instruite pour comprendre que ce qu’elle raconte vient de loin, des erreurs de l’histoire.

Si on arrive à se dire, je prends le temps de discuter avec elle, en toute patience, peut-être que la personne se posera elle-même les bonnes questions et se jugera elle-même. Ce sont des préjugés tellement ancrés que certains ne se rendent même pas compte quand ils les utilisent. Ces phrases tellement de Noirs et d’Arabes les ont entendues…

N. H-M : Comment rendre la lutte contre le racisme plus généralisée ?

F.D : D’abord, ce combat ne doit pas être le fait d’une élite. Tous les citoyens doivent se dirent : combattons le racisme au quotidien. Toutes les formes de discriminations doivent être combattues de l’homophobie à l’islamophobie…

Le combat contre le racisme ne doit pas être un statut dont on tire orgueil. C’est tout simplement une obligation humaine, une éthique. Je suis bouleversée quand une personne est victime d’un acte raciste et que personne ne bouge, c’est d’une tristesse. L’indifférence des gens est une deuxième blessure ajoutée à l’acte discriminatoire.

N. H-M : Ces dernières années, des penseurs franco-africains, comme Achille Mbembe, invitent à se décentrer de la pensée occidentale dominante par le retour à l’Afrique. Sur la question de l’identité, qui cristallise beaucoup en France, il démythifie ce concept en rappelant que « nous ne sommes que des passants ». Qu’en dites-vous ?

F.D : A mon sens, la meilleure manière de défendre une identité, c’est de la partager avec le plus grand nombre. Quand vous reconnaissez que l’humanité est notre vraie identité, il y a plus de gens comme vous. L’être humain aime s’approprier ce qu’il admire, c’est la pédagogie qui grandit. Cet apprentissage passe aussi par la découverte des cultures.

On ne peut pas forcer les gens à l’intégration. Il ne s’agit pas de les piquer pour inoculer la culture française. On ne sort pas français d’un laboratoire, l’amour de la culture, de la langue française, cela s’apprend !

Qui les menacent ces « défenseurs » de l’identité nationale ? Ce sont eux qui menacent les autres !

N’abandonnez à personne votre part d’identité française. Tous ces débats ambiants ne sont qu’une forme d’expropriation, une façon d’exclure. Je ne lâcherai pas ma part d’identité française.

Propos recueillis Nadia Henni-Moulaï 

Date de première mise en ligne : 11 avril 2017.

Entrepreneur des médias, Fondatrice de MeltingBook, Directrice de la publication et des Éditions MB.

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