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Jean-Louis Bianco: “Il y a une laïcité, celle de la loi”

Avec un budget très modeste, l’Observatoire de la laïcité, instance indépendante placée sous le Premier ministre, tente de dépassionner le débat autour de la laïcité.

Jean-Louis Bianco, son président, et Nicolas Cadène, son rapporteur général, prône un retour au texte de loi, préalable à l’application d’une laïcité inclusive et raisonnée.

En début d’année, une tribune  datée de novembre a mis le feu aux poudres entre vous et Manuel Valls. Comment avez-vous pu « négocier » la survie de l’observatoire ?

Je n’ai rien négocié du tout. Le Premier ministre m’a reçu. Nous avons eu un échange très cordial, amical même. A l’issu de notre rencontre, il a été confirmé que l’Observatoire continuait avec le même président et le même rapporteur général.

Quoiqu’il en soit, la laïcité cristallise beaucoup de tensions. D’où viennent selon vous les différentes interprétations de ce concept ?

Jean-Louis Bianco  Si l’on regarde les textes, il n’y a justement qu’un seul texte, la loi de 1905 et les lois prises depuis. Le travail de l’Observatoire est de rappeler la loi et la jurisprudence. Il y a deux catégories de personnes.

Celles qui sont sur le terrain, des éducateurs, des managers, des travailleurs sociaux, des directeurs d’hôpitaux ou encore des élus locaux. Ces personnes ont à faire vivre la laïcité au quotidien c’est-à-dire appliquer la loi avec discernement.

Et, il y a des gens qui veulent passer de la neutralité de l’Etat, des agents publics à la neutralité de la société, des citoyens. C’est en rupture avec la laïcité mais aussi avec la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

 Nicolas Cadène (rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, photo ci-contre)

cadenePour compléter, il n’y a qu’une laïcité au sens juridique du terme. Après il y a toujours eu un débat intellectuel sur ce qu’était la laïcité ou sur ce que devrait être la laïcité pour certains et cela depuis toujours.

Mais, il y a une volonté de certains, et ils ont le droit, le débat est légitime, de vouloir changer la loi et qui en changerait donc sa nature. Ce ne serait plus la laïcité à ce moment-là, ce serait autre chose.

D’autant plus qu’aujourd’hui, la définition du concept est constitutionnelle. Cette volonté de changer la loi a le droit d’être débattue. Encore faudrait-il que les gens qui le souhaitent assument le fait qu’ils ne sont pas en phase avec la laïcité telle qu’elle est définie par le Conseil constitutionnel ou par la loi.

Des Français musulmans se sentent très stigmatisés. Est-ce que l’Observatoire fonctionne comme un garde-fou par rapport aux velléités de certains ?

Jean-Louis Bianco

Je pense que oui. C’est ce que beaucoup de gens nous ont dit. Parmi eux des chercheurs, des mouvements d’éducation populaire ou encore la Ligue de l’enseignement ou des droits de l’Homme, qui sans être d’accord avec tout ce que l’on dit, disent : « vous avez une attitude de raison.

Vous faites appel à des critères objectifs » sans verser « dans une attitude d’émotion et de stigmatisation ».

Nicolas Cadène

Ce n’est pas l’ensemble de ce débat mais il y a une partie des personnes qui s’expriment dans ce débat-des intellectuels sans doute-sont sur une laïcité identitaire comme l’expliquent des chercheurs.

Ce qui n’est pas la laïcité d’ailleurs. Ils utilisent la laïcité comme système de défense d’une identité française, elle-même mythifiée, mais qui serait blanche et catholique pour caricaturer.

A-t-on assez expliqué comment la laïcité a pu apaiser les relations entre catholiques et protestants. Montaigne, traumatisé par la nuit de la Saint-Barthélemy en 1572, parle de « barbarie ». Ne faut-il pas un retour à l’Histoire et à l’éducation pour mieux comprendre l’esprit de la loi ?

Nicolas Cadène

 Si sans doute. Quand nous sommes sur le terrain et que l’on rappelle ce qui a précédé la laïcité, la situation de ce pays quand il n’était pas laïc ou à minima les persécutions des protestants ou des Juifs par les catholiques et la monarchie, cela prend une autre dimension.

On saisit mieux en quoi la laïcité est une liberté qui a permis à chacun de vivre sa conviction et ses croyances personnelles si elles en avaient tout en ayant les mêmes droits et devoirs devant la République.

C’est un concept mieux compris de tous les Français et évidemment aussi des citoyens musulmans qui saisissent alors que la laïcité n’est pas contre les religions. A l’inverse cela permet de se prémunir de ceux qui utilisent la laïcité à des fins identitaires.

On se rend compte aussi que peu de gens maitrisent les textes car peu les ont lus. Justement, que disent les lois de 1905 et 2004 ?

Jean-Louis Bianco

Il faut rappeler que la laïcité rejoint les principes républicains. Le premier principe auquel elle se rattache est la liberté, de croire ou non notamment.

C’est une conquête de la liberté qui remonte à la Révolution française et qui vaut pour toutes les libertés. Le deuxième principe concerne l’égalité.

Avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il n’y a donc pas de supériorité divine d’une loi religieuse. Elle garantit neutralité et égalité de traitement.

Le troisième principe, au-delà des différences religieuses, politiques ou de couleurs de peau, d’histoire, nous vivons ces différences à l’intérieur de la citoyenneté. Tout ce qui nous rassemble fabrique du commun, la fraternité.

Nicolas Cadène

Oui c’est tout à fait cela. Pour revenir sur la définition des lois. Il y a trois ou quatre textes fondamentaux qui définissent la laïcité. L’article 10 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de la Révolution française.

Le décret Boissy d’Anglas qui sépare les Eglises de l’Etat même si le Concordat est revenu dessus. C’est aussi la loi Ferry de 1882, souvent oubliée. Ce texte est majeur car il laïcise l’école.

Ensuite, c’est la loi de 1905, complétée dans différents domaines par la loi Debré ou la loi de 2004…On peut même citer, comme le soulignait Jean-Louis, le mariage civil qui est une forme de laïcisation pendant la Révolution française.

Emile Poulat, grand savant de la laïcité, décédé en 2014, pointait un paradoxe. La relégation du fait religieux dans la sphère privée a empêché d’être à l’aise avec la question religieuse et donc la laïcité dans la sphère publique. Qu’en dites-vous ?

Jean-Louis Bianco

La laïcité en principe permet de parler de religion, de les critiquer dès lors que l’on ne fait pas pression sur les autres. On a le droit de parler de religion et même le devoir de parler d’humanisme à l’école.

Ce sont des faits qui font partie de la vie, qui sont extrêmement important.

Mais je pense que le problème est l’interprétation de la laïcité qui pose problème avec d’un côté ceux qui voudraient réduire la religion à une survivance marginale, un adversaire de la République et puis ceux qui redoutent d’en parler de peur de choquer ou de blesser.

Nicolas Cadène

C’est davantage l’interprétation qui pose question là encore que la laïcité en tant que telle. Le texte n’empêche pas d’en parler. Mais c’est vrai que sans doute collectivement nous n’avons pas su faire assez de pédagogie sur le sens de la laïcité.

Du coup, on a laissé, certainement laissé la main à des personnes qui en parlent de façon restrictive et contre les religions voire une religion en particulier. C’est l’interprétation et l’instrumentalisation de la laïcité qui a rendu tabou les religions pas la laïcité en tant que telle.

Sur le terrain, le corps professoral semble particulièrement mal à l’aise pour parler de laïcité. Or, son rôle est essentiel pour faire comprendre ce principe. Comment l’Observatoire aborde ce point ?

Jean-Louis Bianco

Cela était souhaité depuis le rapport de Régis Debray dans son rapport, « l’enseignement laïque du fait religieux », qui reprend les connaissances historiques, scientifiques et religieuses en termes de pratiques et qui permet aussi de dépasser les préjugés.

Cet enseignement des savoirs s’organise vraiment sérieusement à l’Education nationale. Les profs ont besoin de conseils pédagogiques, d’échanges avec des collègues. ll faut montrer que savoir et croire, ce sont deux champs différentes.

L’école donne du savoir scientifiquement reconnu et développe un esprit critique sur le savoir. Le but n’est pas de blesser les élèves mais de trouver un équilibre pédagogique.

Nicolas Cadène

Il faut traiter les faits religieux car ce sont des faits sociaux sur la société d’aujourd’hui. Sauf que ce n’est pas un fait social comme un autre car cela touche à la croyance. D’où la difficulté pour les enseignants de traiter ce fait.

La complexité est de bien contextualiser les choses et d’en parler de façon conditionnelle. D’où la nécessité d’avoir une formation de qualité. C’est ce qu’a mis en place le ministère avec un parcours magistère d’une douzaine d’heures.

L’Observatoire produit énormément de supports. Comment influez-vous sur la sphère publique?

Jean-Louis Bianco

Le rapport annuel qui rassemble nos notes, nos observations et le bilan des auditions que nous faisons auprès des associations d’éducation populaire, militantes de la laïcité, des obédiences maçonniques et des religions. C’est une source de documentation pour tous.

Nous avons publié quatre guides diffusés largement. Nous y expliquons ce que dit le droit, la loi, la jurisprudence et dans les cas difficiles quelles sont les bonnes pratiques. Le terrain manifeste un besoin énorme de formation du simple citoyen à n’importe quel décideur pour trouver des réponses à des cas concrets.

Si l’on ne fait pas de pédagogie, on peut donner le sentiment d’être antireligieux et spécifiquement antimusulman. Dans 9 cas sur 10, on ne développe pas de ressentiment.

Nicolas Cadène

Ce travail de pédagogie et d’explicitation des règles est toujours précédé d’un état des lieux inédit dans le domaine concerné. Cela nous place dans une approche presque scientifique.

A chaque problème constaté, nous apportons une réponse. Le plus souvent, nous expliquons quel est le juste milieu. Le but est de proposer une réponse d’intérêt général. Nous intervenons aussi auprès des ministres.

Nos recommandations sont suivies ou non mais elles contribuent à faire entendre la voix de l’Observatoire. Enfin, nous répondons dans les 24 heures aux sollicitations des citoyens.

Les médias, notamment, focalisent sur les musulmans qui seraient les trublions de la laïcité. N’est-ce pas un mythe médiatique ?

Jean-Louis Bianco

Ce qui pose problème, c’est l’application de la laïcité. Est-ce qu’elle est ferme et intelligente ou brutale et agressive ? Il n’y a pas une laïcité avant l’islam ou après l’islam.

Il nous arrive de signaler des cas de dérives d’églises chrétiennes ou d’école catholique conventionnée qui ne remplissent pas les conditions de service public.

Mais c’est vrai qu’une fixation s’est fait sur l’islam, du fait de sa plus grande visibilité et aussi car elle n’appartient pas à la culture dominante en métropole. Cela pousse à une méfiance dans une société déjà méfiante.

Nicolas Cadène

Je ne dirai pas judéo-chrétienne comme on peut l’entendre. Les Juifs sont aussi victimes d’antisémitisme. Chez les Chrétiens, beaucoup d’évangélistes se sentent très mal traités.

Les protestants l’ont été pendant longtemps. C’est étrange de parler de culture judéo-chrétienne alors qu’il n’y a jamais eu d’unité ni entre judaïsme et christianisme ni au sein de l’Eglise.

C’est une suite. Dans chaque période de crise, il y a repli sur soi et on n’aime pas ce qui nous ressemble pas.

Les médias ne brillent pas par le traitement de la laïcité. Comment travaillez-vous avec eux ?

Jean-Louis Bianco

C’est un sujet de préoccupation. Dans notre premier rapport annuel, nous avions émis une note extrêmement critique à ce sujet. Pas de vérification des informations, céder aux rumeurs et au sensationnalisme, absence de contextualiser sont autant de travers relevés dans la presse.

Par exemple, on ne peut pas accepter qu’un article sur le port du foulard soit illustré par une photo de femme en burqa.  Nous avons mis en place un groupe de travail avec des journalistes et des chercheurs que nous allons réactiver. Un module pour les écoles de journalisme est prévu.

Nicolas Cadène

Jean Louis Bianco avait, d’ailleurs, été invité à débattre à la radio autour du guide hôpital. Ce travail d’un an aurait mérité un interlocuteur de terrain ce qui n’a pas été le cas. Le problème, c’est que ce genre de débat contradictoire participe à créer une opinion.

Emile Poulat parlait de « la laïcité dans les têtes et la laïcité dans les textes ». Comment fait-on coïncider les deux ?

Jean-Louis Bianco

Par rapport aux tensions, nous appelons depuis le début à un gigantesque effort de formation pour les citoyens mais aussi pour toutes les personnes de terrain.

Cela commence à venir. Mais surtout, il faut que ces gens du terrain soient les acteurs de la laïcité. La citation d’Emile Poulat résume d’ailleurs notre démarche.

Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï (itw paru dans le Courrier de l’Atlas, avril 2016)

 

Entrepreneur des médias, Fondatrice de MeltingBook, Directrice de la publication et des Éditions MB.

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