Julia Cagé: “Les médias sont devenus trop concentrés pour être déconcentrés”
Julia Cagé, économiste et enseignante à Sciences Po et à Harvard, explique pourquoi la concentration des médias en France pose problème. Dans son ouvrage, Sauver les médias (Editions du Seuil), elle propose de créer un nouveau modèle, “la société de média à but non lucratif” pour assainir le système. Et incite les citoyens à défendre une certaine vision de l’information à travers le financement participatif.
Nadia Henni-Moulaï : Vous êtes économiste, professeure à Science Po et à Harvard. Vous êtes l’auteure de Sauver les médias (Editions du Seuil). Vous proposez de créer ” des sociétés de média à but non lucratif ?” En quoi ce statut permettrait-il aux médias de trouver un meilleur modèle économique ?
Julia Cagé : Il y a deux questions : le modèle économique, et l’indépendance des médias. Le modèle économique, c’est la question de la publicité et de la nécessaire introduction de murs payants (paywalls) dont je traite également dans mon livre.
La “société de média à but non lucratif”, c’est un nouveau statut et nouveau modèle juridique que je propose dans Sauver les médias afin de davantage protéger l’indépendance des journalistes et de construire une relation de confiance entre les médias d’une part et les citoyens de l’autre.
L’idée, c’est de rétablir de la démocratie dans l’actionnariat des médias. En particulier, je propose de favoriser un actionnariat de petits actionnaires, composés essentiellement des journalistes et des citoyens, qui auraient des droits de vote majorés par rapport aux principaux actionnaires extérieurs.
Un autre aspect essentiel de la “société de média à but non lucratif” : il s’agit en partie d’un modèle de fondation. L’objectif est de maximiser la qualité de l’information, pas les profits. On ne peut pas retirer son investissement (il s’agit d’un don), et tous les profits sont réinvestis (il n’y a pas de distribution de dividendes).
N.H-M : La crise des médias provient-elle uniquement de la difficulté à trouver le bon modèle?
J.C. : En grande partie. En particulier, les médias n’ont pas bien réagi à l’arrivée du numérique. Le choix qui a été fait pendant de trop nombreuses années a été de donné le contenu gratuitement sur Internet. L’objectif était de maximiser l’audience que les médias espéraient monétiser grâce aux revenus publicitaires.
Or, les médias n’ont jamais réussi à monétiser cette audience en ligne ; le bon modèle est celui du payant. Est-ce la seule faute des médias ? Je pense que personne il n’y a 10 ans n’auraient pu anticiper que Google et Facebook captureraient à eux-seuls plus de la moitié du marché publicitaire en ligne. Aujourd’hui, il faut tirer les leçons du passé.
N.H-M : Il y a un paradoxe: la concurrence croissante entre les médias et en même temps, une société où l’offre médiatique foisonne est plutôt bon signe. Quel équilibre faut-il trouver?
J.C. : Il y a de plus en plus de médias. Mais la question qui se pose est celle de la qualité de l’information offerte par ces médias. Or ce que l’on observe c’est d’une part une diminution de la taille moyenne des rédactions, qui témoigne d’un dés-investissement dans la production d’information de qualité, et de l’autre une homogénéisation croissante des contenus produits.
Il y a une sorte d’illusion derrière ce foisonnement médiatique. Même s’il y a aussi des raisons d’être optimistes avec l’apparition de nouveaux acteurs innovants et qui réussissent, comme Mediapart et Les Jours en France, ou encore Vice, parmi beaucoup d’autres.
N.H-M : Lors des élections américaines, le rôle réel ou supposé des médias dans la victoire de Donald Trump a été pointé. Vous évoquez la bulle de filtrage sur Facebook, de la baisse des journalistes locaux aux USA. Quels problèmes cela soulève-t-il?
J.C. : Prenons le cas de la baisse du nombre de journalistes aux US. Aux Etats-Unis, beaucoup ont reproché aux médias d’être déconnectés de l’Amérique qui avait voté Trump, l’Amérique rurale, blanche, désindustrialisée. Mais il y a encore quelques années, il y avait dans cette Amérique, dans chacune des villes, une presse quotidienne locale de qualité.
Aujourd’hui, la plupart des titres de presse quotidienne au niveau des villes ont fermé, ou ils existent encore mais avec des rédactions exsangues qui n’ont plus les moyens de travailler. L’aveuglement des médias, c’est aussi la conséquence de la disparition de ce maillage journalistique local !
Conséquence de la disparition de ces médias locaux : les citoyens ne lisent plus la presse ! Et ils préfèrent s’informer sur les réseaux sociaux où de fait ils sont enfermés dans une bulle médiatique qui ne fait qu’auto-alimenter leurs convictions.
N.H-M : La situation est-elle la même en France?
J.C. : La situation économique des médias est moins grave aujourd’hui en France qu’aux Etats-Unis, en partie parce qu’historiquement les médias français ont toujours moins reposé sur la publicité que les médias américains. On voit ainsi une diminution du nombre de journalistes en France, mais beaucoup moins marquée que celle que l’on observe aux Etats-Unis.
Mais les tendances sont les mêmes, et on s’aperçoit de la même fragilité croissante de la presse quotidienne départementale et régionale, il n’y qu’à penser aux titres du groupe EBRA.
N.H-M : À l’aune de 2017, voyez vous un risque pour l’élection présidentielle?
J.C. : Cela m’inquiète beaucoup et j’espère que 2017 ne sera pas la version française du Brexit ou de l’élection de Donald Trump.
N.H-M : La concentration des médias impacte donc la qualité de l’information et l’indépendance de la presse. Les citoyens prennent-ils la mesure de cette réalité?
J.C. : Bien sûr que les citoyens en sont conscients ! Et je pense même que cela joue un rôle déterminant dans la perte de confiance que l’on observe dans les médias. Par contre, ce qui est inquiétant, c’est que les citoyens semblent jeter le bébé avec l’eau du bain.
Plutôt que de se battre pour les journalistes et leur indépendance, ils condamnent les journalistes auxquels ils ne font plus confiance en même temps que l’institution média.
Il faut rétablir une relation de confiance entre journalistes et citoyens, d’où l’importance de nouveaux modèles alternatifs comme la société de média à but non lucratif.
N. H-M : Patrick Bloche, député PS, a fait passer une loi cet été sur l’indépendance des médias. Mais rien sur la concentration des médias. Le législateur peine à légiférer àsur ce sujet. Y’a t-il un cas français ?
J.C. : Malheureusement non, ce n’est pas propre à la France, même si certains pays, par exemple les pays nordiques, régulent bien mieux que nous leur paysage médiatique. Je pense que nous en sommes arrivés à un point très grave où les médias sont devenus “trop concentrés pour être déconcentrés”…
Les groupes de médias sont si puissants que les politiques ont peur d’y toucher. Il faut que des politiques courageux s’emparent enfin de ces questions clefs pour le futur de notre démocratie.
N. H-M : De leur côté, les journalistes ne sont pas logés à la même enseigne. Sur quels ressorts, ils peuvent peut agir pour changer la donne et lutter contre les effets de cette concentration ?
J.C. : Je pense aujourd’hui que la chance des journalistes est de créer de nouvelles structures indépendantes, avec des statuts permettant dès le début de garantir l’indépendance des nouveaux médias. En particulier, je pense que les nouveaux médias qui se créent doivent prendre la forme “non lucrative”, et écrire des statuts en sorte que personne ne puisse posséder plus qu’un certain pourcentage (par exemple 15%) des droits de vote.
Afin de s’assurer qu’aucun actionnaire n’ait la puissance menacer l’indépendance des journalistes. Je pense également que ces médias doivent dès leur création faire appel aux citoyens comme actionnaires, par exemple à travers l’utilisation de campagnes de crowdsourcing sur internet. C’est la manière la plus sûre de rétablir une relation de confiance.
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï
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