“La loi anticasseurs constitue un glissement vers une législation d’exception”
[#Interview]
La loi dite “anticasseurs” texte sera voté en première lecture à l’Assemblée nationale, ce mardi 05 février 2019. Pour maître Vincent Brengarth, avocat au Barreau de Paris, ce texte qui touche à l’essence de la démocratie, est des plus dangereux.
Sarah Hamdi : Avec cette loi dite “anticasseurs” le gouvernement soutient vouloir prévenir les violences lors des manifestations et sanctionner leurs auteurs. Ce texte peut-il mettre en péril le droit de manifester en France ?
Me Vincent Brengarth : Cette proposition de loi porte atteinte au droit de manifester qui est une liberté constitutionnellement protégée.
Au prétexte de vouloir lutter contre les violences qui se trouvent instrumentalisées, elle accroît les pouvoirs de l’administration sur un modèle proche de l’état d’urgence.
L’une des principales mesures consiste en effet à transposer dans le droit commun l’interdiction administrative de séjour de l’état d’urgence pour permettre à l’autorité administrative de prononcer une interdiction de manifester à l’encontre de toute personne susceptible de représenter une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public.
La proposition de loi contourne donc le juge judiciaire, gardien naturel de la liberté individuelle, et offre à l’administration un rôle de censeur, puisqu’il lui appartiendrait de définir les motifs fondant l’interdiction individuelle de manifester.
Il existe par conséquent un risque d’arbitraire particulièrement sérieux et d’insécurité juridique, puisque le gouvernement est évidemment fragilisé par les manifestations qu’il préférerait voir s’arrêter.
La loi pourrait donc moins toucher des « casseurs » que des manifestants que l’administration bâillonnerait.
La proposition, dans sa version initiale, visait également et parmi d’autres mesures à la mise en œuvre de périmètres de contrôle sur les lieux d’une manifestation.
Il s’agissait en réalité d’élargir le dispositif des périmètres de protection prévu par la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, loi qui a inscrit une partie des mesures de l’état d’urgence dans le droit commun.
L’inspiration n’est donc pas anodine, puisqu’elle consisterait à considérer que, en matière de manifestations, la menace pour l’ordre public serait comparable à la menace terroriste.
Ce glissement vers une législation d’exception, qui plus est alors qu’on touche à l’essence de la démocratie, est des plus dangereux.
S. H. : On a pu constater la violence de certains pendant les manifestations. Dans ces conditions, quelles alternatives s’offrent aux pouvoirs publics pour encadrer les manifestations et que recommandez-vous ?
V. B. : Selon la Cour européenne des droits de l’Homme, l’Etat a une obligation positive d’assurer la liberté de manifestation, qui est fait partie des valeurs fondamentales dans une société démocratique (CEDH 12 juill. 2005, Guneri et a. c/ Turquie, req. no 42853/98).
La proposition de loi va à rebours de cette obligation positive, puisque l’Etat doit protéger le droit de manifester et non l’inverse. Elle cherche simplement à détourner notre regard pour le concentrer sur les violences et non sur ce qui anime ces manifestations.
De plus, nous avons déjà un arsenal législatif extrêmement étoffé pour combattre les violences qui altèrent les manifestations. Plutôt qu’une énième nouvelle loi, il faudrait complètement revoir notre stratégie de maintien de l’ordre en préférant une logique de « désescalade » et de communication, comme dans d’autres pays européens, à une logique de confrontation parfaitement contre-productive.
S.H. : Dans la jurisprudence, cette situation a-t-elle connu des précédents ou est-ce un cas inédit ?
V.B. : La loi no 70-480 du 8 juin 1970 dite « anti-casseurs » peut être vue comme un précédent regrettable à cette proposition.
Cependant, elle instituait une responsabilité collective (contraire au principe de responsabilité personnelle) ce qui n’est pas exactement comparable au présent projet qui s’inscrit dans une tendance consistant à augmenter graduellement les prérogatives de l’administration.
Ces pouvoirs finissent toujours par peser sur les libertés individuelles. On se souvient que l’état d’urgence avait notamment été employé contre des militants de la COP21, alors qu’il était censé endiguer la menace terroriste.
À bien des égards, le mouvement des « gilets jaunes » est sans précédent.
Cependant, la France a déjà connu d’autres manifestations d’ampleur, sans qu’elles n’aboutissent à revoir la législation en faisant prévaloir le motif pris de la protection de l’ordre public sur les libertés fondamentales.
Parce que la situation est inédite, elle doit appeler à une refonte de notre vision du maintien de l’ordre, outre le fait qu’il appartient au pouvoir d’apporter une réponse politique aux manifestations.
Criminaliser les manifestants va à l’encontre des idéaux que porte notre démocratie et ne peut que nourrir la défiance vis-à-vis du pouvoir en place.
Propos recueillis par Sarah Hamdi