Riches ou pauvres, les enfants miment l’entre-soi des adultes
C’est bien connu l’enfance rime avec insouciance. Mais détrompez-vous, les enfants n’échappent pas au conditionnement sociologique. Paru cet été, le livre La sociologie des enfants (Éd. La Découverte), décortique les ressorts de l’enfance, sous le prisme de cette discipline.
L’auteure, Martine Court, maîtresse de conférence en sociologie à l’Université Clermont Auvergne, s’intéresse à la façon dont les enfants portent les inégalités et les normes inculquées par leur environnement. Et montre que leur comportement est le fruit de cette structure sociale.
Pour comprendre les enfants, la psychologie seule ne suffit pas. C’est un peu la démarche (originale) qui sous-tend l’ouvrage de Martine Court, maitresse de conférence à l’Université de Clermont Auvergne.
En s’appuyant sur les travaux d’historien-n-e-s, elle dévoile bien la construction sociale de l’enfance, dont la fin se situe à l’entrée dans l’adolescence, notion « qui a pris consistance à partir des années 1960 ».
De l’enfant “instrumental” à l’enfant “sentimental”
“La société construit un rapport de pouvoir, de droits et de devoirs vis-à-vis du groupe précédent dont les formes varient suivant les milieux sociaux et les époques”, (Pierre Fournier in Paugam S., Les 100 mots de la sociologie, PUF, p103, 2010).
En citant Pierre Fournier, Martine Court rappelle que la relation adultes-enfants est au cœur de la construction sociale des plus jeunes.
Soumise à une évolution constante du contexte socio-historique, ce lien s’est renforcé du point de vue du sentiment tout en gagnant en égalité.
Le rapport au deuil en est un aspect. Jusqu’au 17e siècle, la mort d’un enfant est un “événement mineur”.
Mais au fil des siècles suivants, cette indifférence disparaît, du fait, notamment, de la baisse de la mortalité infantile (Laurence Stone, 1977) ou de l’élévation du niveau de vie (Edward Shorter, 1977), selon ces historiens cités par Martine Court.
Dès le 20e siècle, la “valeur sentimentale de l’enfant” supplante sa “valeur instrumentale”.
L’expression des sentiments émerge. Dans les années 1950, les études de spécialistes anglo-saxons alertent sur les conséquences de la “carence en soins maternels”.
La peur d’en faire des “enfants gâtés” s’estompe. Aimer ses enfants, et le montrer, n’est dorénavant, plus un signe de laxisme.
Envisagée comme un rapport de pouvoir, la relation adultes-enfants se modifie progressivement, se faisant, aussi, plus égalitaire.
Les avancées juridiques dotent les enfants de droits, jusqu’ici, soumis au bon vouloir familial.
Parmi les textes clés, la Déclaration de Genève (1924) ou la Déclaration internationale des droits de l’enfants (Cide, 1989).
Cette dernière inspirant l’essentiel des lois votées, ces dernières années en France.
Au-delà de la sphère juridique, la question de l’égalité entre adultes et enfants passe aussi par la diffusion de nouvelles « normes éducatives ».
Des normes dont la pénétration dans les foyers fluctue en fonction du milieu social.
Deux modèles d’éducation apparaissent, ainsi, au cours des enquêtes menées, aux Etats-Unis et en Europe.
L’un « négociateur et égalitaire », associé aux classes moyennes et supérieures, l’autre, asymétrique, plus courant dans les milieux populaires (cf, American individualisms, Adrie Kusserow, Palgrave, Macmillan2004).
Dans l’étude de Kusserow, menée auprès de familles au niveau de vie contrasté (Manhattan et Queens, à New-York, il apparait que les familles populaires sont moins sensibles à la verticalité de leur relation avec leur progéniture.
« Pour ces femmes et ces hommes ( classes modestes, ndlr), les hiérarchies font partie de la vie et les enfants doivent apprendre à faire avec ». (La sociologie des enfants, Martine Court, p 33)
L’école, ce laboratoire sociétal
Autre point soulevé par Martine Court, l’adaptation à la culture dominante.
C’est à l’école que la question de l’acculturation émerge pour un grand nombre d’élèves.
Citant les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Martine Court pointe les enjeux sous-jacents de la « culture spécifique », brandie par l’institution.
Le langage, outil de communication et marqueur social
Si l’ensemble des enfants vivent la scolarisation comme une expérience d’acculturation, tous milieux sociaux confondus, le rapport au langage peut s’avérer un atout ou un handicap.
Dans une école qui place, justement, le langage comme vecteur clé d’assimilation des savoirs, tous ne sont pas logés à la même enseigne.
Chez les “bourgeois”, les parents invitent, volontiers, leur progéniture à « verbaliser leurs expériences, (…) préciser leur propos », n’hésitant pas a reprendre “toute faute de syntaxe ou de vocabulaire”.
L’autorité sous la contrainte ?
L’étude de Martine Court pose la question de l’autorité mais surtout du sens qu’elle revêt.
Et, c’est bien la ligne de démarcation entre enfants de classes populaires et ceux de milieux supérieurs et aisés.
Ainsi, l’enquête de Daniel Thin ( Un travail parental sous tension: les pratiques des familles populaires à l’épreuve des logiques scolaires, Informations sociales, 2009), menée auprès de familles ouvrières et employés, indique que « l’encadrement des actions enfantines par les adultes s’effectue » sur le mode « de l’injonction adressée sur un mode impératif ».
La question de « l’inculcation de règles » permettant à l’enfant de « réguler son comportement », lui-même, y est moins répandue.
Mais ce concept de « contrainte extérieure », n’est pas imperméable aux souches privilégiées de la société.
Néanmoins, Martine Court pointe le recours plus systématique au dialogue et à la pédagogie dans ces milieux.
Homophilie précoce
Si l’école républicaine gomme, symboliquement, les différences entre élèves, dans la réalité, il n’en est bien sûr rien.
L’homophilie, cette inclination à se faire des amis socialement proches, précoce dont font preuve les enfants en est un exemple.
En gros, entre enfants de pauvres ou de riches, on se reconnait et on se fréquente.
Martine Court, étayant d’autres travaux, relève la continuité des postures sociologiques entre parents et enfants.
Une réalité qui pose, donc, dès le plus jeune âge les bases d’un entre-soi, copié naturellement et qui va conditionner des comportements mais aussi nourrir les inégalités.
Les enfants n’ont pas les « mêmes chances de vie »
Paraphrasant Max Weber, l’auteure met la focale sur cet « impensable » réalité, celle « l’enfance inégale ».
Ces aspérités socio-économiques, comme le rappelle Martine Court, sont à la fois « multiformes et cumulatives ».
En 2010, près de 20% des moins de dix-huit ans vivaient sous le seuil de pauvreté (Houdré et al., Inégalités de niveau de vie et pauvreté, Insee références, 2013).
Au-delà du chiffre, les inégalités entre enfants se retrouvent tant dans l’habillement, que l’alimentation, l’apparence physique, les loisirs ou les vacances, « moment d’accès à la culture ».
D’ailleurs, Martine Court l’explique bien. Plus les enfants voyagent tôt dans des destinations variées, plus ils développent des « dispositions à la mobilité », atout précieux dans un monde globalisé.
Se situer sur l’échelle sociale
Les enfants perçoivent très rapidement la construction sociale environnante. Surtout, ils savent où s’y situer.
Ce « sens social » affuté se constate dès la maternelle. Les travaux de Bernard Zarca (Le sens social des enfants, Sociétés contemporaines, 1999) en attestent.
A noter, la question de l’autolimitation qui émerge prématurément. Ainsi, la majorité des enfants interrogés par Bernard Zarca, souhaiteraient « exercer une profession supérieure » (journaliste, médecin, avocat) présenté dans le jeu des « douze personnages ». (cf illustration, ci-dessus).
Mais, et c’est là que le bât blesse, 62% des jeunes des milieux populaires expriment ce désir pour le haut de la hiérarchie sociale contre 81% pour ceux des classes moyennes et supérieures.
Dans les classes populaires, se projeter en dehors de leur milieu d’origine relève presque de l’inconcevable.
Plus inquiétant, ces enfants se sentent moins capables d’exercer ce type de métier.
A la lecture de ce livre très éclairant, l’importance de « vulgariser » la sociologie des enfants auprès du plus grand nombre apparaît comme un enjeu largement sous estimé.
Car si la compréhension de l’enfance accorde une belle part à la psychologie, « les discours savants sur les enfants sont dominés par des travaux qui en donnent une vision largement naturalisée ».
Dans sa conclusion, Martine Court exhorte « la sociologie » à montrer que les « actions des enfants dépendent dès leur naissance des conditions matérielles et sociales dans lesquelles ils vivent ». Un préalable pour résorber les inégalités mais, aussi, en finir avec le « caractère (jugé) inné » de certains comportements à l’âge adulte.
Nadia Henni-Moulaï
La sociologie des enfants, Martine Court, La Découverte (2017).
Date de première mise en ligne 5 septembre 2017.