Le héros négatif islamique
[#Série d’analyses]
MeltingBook publie en exclusivité une série de 10 analyses tirées du livre : Abécédaire du jihadisme post-daesh : Analyses Témoignages Perspectives (2018). Un ouvrage collectif sous la direction de Moussa Khedimellah.
La première celle de Farhad Khosrokhavar, sociologue, Directeur de l’Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l’homme, directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, Paris.
Le héros négatif islamique,
Nouvelle figure du djihadisme en Europe et la rupture introduite par Daech
Daech (ou l’Etat islamique, celui qui s’est étendu sur une partie du territoire syrien et irakien de 2014 à mai 2017) a introduit une rupture profonde dans le djihadisme.
Les traits communs entre les pays européens :
-entre 2013 et 2016 on a vu :
-de quelques centaines, le nombre des Européens partis pour le djihad entre 2000 et 2013 à plus de 5000 la cause n’est pas dans les changements en Europe mais dans la structure du djihadisme et notamment l’avènement de l’Etat néo-califal de Daech
-les adolescents et les post-adolescents : cette catégorie-là n’existait pas en Europe, c’est avec l’EI qu’on a vu des adolescents et des post-adolesents, filles et garçons, partir en Syrie et en Irak,
-les convertis : peu nombreux auparavant, à présent une proportion importante allant de 6% à 8% en Belgique à 15% à 18% en France,
-les femmes : elles étaient une poignée en Europe avant Daech, à présent elles représentent 10% des départs, plus de 500,
-les classes moyennes : en France et en Europe il y en avait parmi les djihadistes mais leur proportion était faible : en France, la grande majorité était formée de jeunes d’origine immigrée, de catégories populaires, vivant dans les banlieues. À présent, on estime entre le tiers et le quart des jeunes partis provenant des banlieues,
-les cas psychopathologiques : sous al-Qaïda, on refusait systématiquement les gens présentant des symptômes de déséquilibre mental (le cas de Zakaraïa Moussavi).
Néanmoins, parmi les « homegrown jihadists » on a eu des cas de jeunes en souffrance psychique.
Avec Daech, il y a eu une incitation à venir dans un premier temps jusqu’en fin 2015, puis à partir de 2016, l’encouragement à perpétrer des attaques dans les pays européens. La psychopathologie est au cœur de la nouveauté Daech qui a accueilli de nombreux cas de jeunes adultes ou adolescents.
Toutes ces nouveautés sont liées à l’avènement de l’Etat islamique dont la caractéristique majeure a été d’accueillir tout le monde, adulte ou mineurs, femmes ou hommes, mentalement stables ou instables, riches ou pauvres, pourvu qu’ils soient les porte-drapeaux de Daech
-l’absence de définition unifiée dans les statistiques nationales au sujet de Daech ; les statistiques sont accueillies selon des méthodes différentes selon les différents pays…
Les conditions spécifiques à l’Europe :
– crise d’identité : les nations posent problèmes au sein d’une union européenne qui a dépossédé les Etats-Nations d’une grande part de leur capacité d’action
– crise des classes moyennes : l’ascension sociale des jeunes générations n’est plus une certitude, ils craignent le déclassement, la perte de maintien du niveau de vie de classe moyenne
– crise des couches populaires : une grande partie d’entre elles proviennent des immigrés, 2°, 3°, voire 4° génération. Une grande partie d’entre elles a le sentiment que les voies d’accès à la citoyenneté réelle (à savoir le travail et l’accès à l’autonomie financière) est barré ;
– la concentration dans des zones urbaines spécifiques : les banlieues en France, les poor inner cities en Angleterre, « les quartiers banlieusardisés » dans de nombreuses capitales européennes ;
– absence de nouvelle utopie mobilisatrice et la perte des anciennes : socialisme, communisme, nationalisme (en France le républicanisme), En particulier, l’usure de l’utopie féministe dont les acquis sont perçus comme allant de soi dans les nouvelles générations et les nouveaux idéaux, peu crédibles.
L’Utopie Daech
– la conjonction de la fête et de l’abondance dans un premier temps et l’absence d’une logique de sacrifice. Ce dernier est inscrit dans un système où l’héroïsme, l’exaltation des capacités guerrières, l’abondance festive et l’exhibition de soi sur la Toile occupent la place de choix.
– l’affirmation d’une nouvelle ère avec le califat : à comparer avec la création de l’Union soviétique en 1917 ;
– l’introduction du Sacré, l’islam comme une nouvelle utopie politico-religieuse qui donne un sens à la vie en butte à l’anomie ;
– la construction d’une identité distincte entre homme et femme : dans des sociétés où l’identité unisexe est vécue en même temps comme une réalité quotidienne (la femme doit s’assurer l’auto-suffisance économique) et inaccessible (les femmes sont moins bien payé que les hommes et sujettes à des discriminations plus ou moins insidieuses ; chez les hommes le malaise identitaire s’exprime par le détrônement symbolique de la paternité dans le mariage et un vécu fondé sur la castration : on n’est plus homme, de même que les femmes ne sont plus femmes.
– la restitution aux adolescents de leur aspiration à être adulte mais aussi, à échapper à la souffrance et à la violence réelle ou imaginaire au sein de la famille ou dans la société : l’adolescence était un âge intermédiaire entre l’enfance et la vie adulte ; désormais, en Europe, elle peut s’étendre jusqu’à l’âge de 25 ans voire plus : âge interminable et sans fin pour de nombreux jeunes qui n’ont pas atteint l’autonomie financière et sont aux crochets des parents ;
– l’institution d’un but noble à la vie : combattre le Mal qu’incarne Bashar el Assad et construire l’avenir au sein d’un nouvel Etat qui a la prétention d’englober l’humanité entière.
Le djihadisme des jeunes désaffiliés : le héros négatif
Le « héros négatif » est celui qui s’identifie à des contre-valeurs dominantes dans la société et vise à les réaliser par la violence.
Le djihadisme en Europe est fondé sur la promotion du héros négatif :
- la société est-elle sécularisée, il se veut religieux ;
- la non-violence est-elle la valeur dominante (même si elle n’est pas nécessairement respectée dans les faits), il prône la violence absolue au nom du Sacré ;
- le monde social vise-t-il à promouvoir la liberté sexuelle, il est en quête de la mise sous tutelle de la libre sexualité au nom d’une conception hyper-puritaine de la foi ;
- la société est-elle favorable à l’égalité du genre, il cherche à recréer un ordre où l’homme et la femme auraient des rôles dissymétriques fondé sur le déni des acquis du féminisme ;
- la société s’identifie-telle à l’individu autonome, il entend promouvoir une vision néo-communautaire (la Umma réinventée) où le rôle de l’individu serait subordonné à la préservation des valeurs sacrées ;
- le monde ambiant entend-il exalter l’autonomie des citoyens et la suprématie du peuple pour édicter des lois, il vise à imposer les lois divines au mépris des lois humaines.
Si le terrorisme au nom d’Allah est le fait d’une infime partie des musulmans européens et qu’il n’a su jusqu’à présent qu’à mettre à mort qu’un nombre limité de personnes (quelques centaines en Europe depuis les années 1995), sa portée sociale n’en est qu’incomparablement plus grande : il bouleverse la société et engendre une crise profonde au niveau des assises symboliques de l’ordre social.
L’univers mental des jeunes “désaffiliés” (disaffected youth chez les Anglais) qui embrassent l’islam radical est marquée par la haine de la société suite au sentiment qu’ils ont d’une profonde injustice sociale à leur égard.
Ils vivent l’exclusion comme un fait indépassable, un stigmate qu’ils portent sur leur visage, dans leur accent, dans leur langage bourré de verlan et d’expressions anglo-arabes détournées de leur sens d’origine ainsi que leur posture corporelle qui est perçue comme menaçante par les autres citoyens.
Ils sont en rupture avec la société et rejettent l’uniforme (même celle du pompier) comme émanation d’un ordre répressif.
Leur identité se décline dans l’antagonisme à la société des « inclus », qu’ils soient des Français “gaulois” ou d’origine nord-africaine ou des Anglais d’origine pakistanaise mais qui auraient réussi à se rehausser au rang des classes moyennes.
Stigmatisés aux yeux des autres, ils ont un intense sentiment de leur propre indignité qui se traduit par une agressivité à fleur de peau, non seulement à l’égard d’autrui, mais aussi et souvent, des membres de leur propre famille, notamment le jeune frère ou encore, la jeune sœur qui oserait sortir avec un garçon (eux-mêmes ils sortent avec la sœur d’un autre, mais le double poids double mesure prévaut dans leur relation à la femme).
La banlieue-ghetto se transforme en une prison intérieure et ils transforment le mépris de soi en haine des autres et le regard négatif des autres en un regard avili sur soi.
Ils visent avant tout à marquer leur révolte par des actes négatifs plutôt que de chercher à dénoncer le racisme en s’engageant socialement.
Pourtant, par un rude labeur, une partie de leurs confrères parvient à surmonter l’exclusion et à rejoindre les classes moyennes. Mais dès lors, ils délaissent les banlieues et rompent souvent les liens avec les anciens amis.
Enfermés dans le quartier ou même quelques pâtés de maison, les jeunes exclus trouvent l’issue dans la délinquance et la quête de l’argent facile afin de vivre selon le modèle rêvé des classes moyennes, les surpassant quelquefois par la mainmise sur des sommes plus ou moins importantes qu’ils dilapident avec les copains, quitte à recommencer l’action délinquante qui devient progressivement criminelle.
Le mal dont ils souffrent le plus est la victimisation et la certitude que la seule voie d’accès aux aménités des classes moyennes est dans la délinquance, la société leur ayant fermé, d’après eux, toutes les autres issues.
La haine, une échappatoire dans la délinquance
Tant que la haine trouve une échappatoire dans la délinquance, elle s’apaise par l’accès, pour de courtes périodes, à l’aisance matérielle suivie de dissipation des biens illégalement acquis.
Mais chez une infime minorité la déviance à elle seule ne les satisfait pas, ils ont besoin d’une forme d’affirmation de soi qui combine plusieurs traits : le recouvrement de la dignité perdue et la volonté d’affirmer leur supériorité sur les autres en mettant fin au mépris de soi.
Ce dernier, ils le portent dans leurs tréfonds suite à l’intériorisation des stigmates liés à la vie dans la Cité, à la criminalité et à une vie éclatée et dépourvue de cohérence mentale.
« Mutation de la haine en djihadisme »
La mutation de la haine en djihadisme sacralise la rage et leur fait surmonter leur mal-être par l’adhésion à une vision qui fait de soi un chevalier de la foi et des autres, des impies indignes d’exister.
La mue existentielle est ainsi accomplie, le Soi devient pur et l’Autre, impur.
L’islamisme radical opère une inversion magique qui transforme le mépris de Soi en mépris de l’Autre et l’indignité en sacralisation de Soi aux dépens de l’Autre.
Désormais, fini le sentiment d’insignifiance et d’absence de vocation dans une société où l’on ne pouvait survivre que par de petits boulots ou par la délinquance.
« Une couverture médiatique qui fait du jeune chevalier de foi la star mondialisée de l’action monstrueuse »
On devient quelqu’un et on fait tout pour que ce constat scellé intérieurement par l’adhésion au djihadisme soit reconnu par les autres, notamment par les médias.
Ces derniers sont indissociables de l’action djihadiste qui n’existe qu’en cumulant la violence avec une couverture médiatique qui fait du jeune chevalier de foi la star mondialisée de l’action monstrueuse.
Plus les médias lui consacrent, même à titre posthume, une place, et plus, sur le moment, il est fier d’incarner les valeurs ultimes d’une foi dont la raison d’être est la mutation de le mépris de soi en haine de l’autre et l’indignité vécue en une forme superlative de sacralité.
Ce faisant, une identité en rupture avec les autres tente de se venger de son malheur sur une société incriminée qui devient coupable en totalité, sans nuances, ou dans le jargon djihadiste, hérétique, impie : il faut l’abattre, quitte à se faire tuer en martyr de la cause sacrée.
Dans la trajectoire djihadiste des « jeunes de banlieues », la prison joue un rôle essentiel, moins parce qu’on s’y radicaliserait que pour cette raison fondamentale qu’elle offre la possibilité de mûrir la haine de l’Autre dans des rapports quotidiens tissés de tension et de rejet face aux surveillants et plus globalement, l’institution carcérale.
Un Autre fait convainc l’apprenti djihadiste de la légitimité de la cause qu’il défend, le voyage initiatique dans un pays du Moyen-Orient où prévaut la guerre sainte.
Merah a été au Pakistan, en Afghanistan et d’autres contrées où sévit l’islamisme radical, Nemmouche s’est trouvé en Turquie et est fortement soupçonné d’avoir vécu un an en Syrie, en 2012, aux côtés des djihadistes, les frères Kouachi ont été au Yémen où ils ont suivi un entraînement militaire chez Al Qaida à la péninsule arabique, le cas d’Amedy Coulibaly étant peut-être l’exception, même si on a des traces de lui en Turquie et l’éventuel passage en Syrie.
Celui-ci, en tout cas, a rencontré un djihadiste charismatique, Beghal, qui l’a mis en contact avec Chérif Kouachi. Dans ce cas, le gourou charismatique fait office d’ersatz au voyage initiatique.
Deux types de djihadistes se côtoient sous la bannière de Daech et se distinguent par leur paysage mental. Il y a ceux qui souffrent et cherchent à retourner la souffrance contre les sociétés qu’ils prennent pour cause de leurs problèmes.
Mais il y a aussi ceux qui s’ennuient et qui cherchent dans l’intensification de la vie, dans une guerre sans pitié, l’allégresse d’une existence festive qui trouve dans la mort sa culmination glorieuse.
C’est la raison pour laquelle certains jeunes vivent la guerre en Syrie comme une euphorie sans fin, tuer ou se faire tuer procédant de cette glorification de l’existence en quête de la transgression dans une fiesta sans fin.
Les djihadistes des classes moyennes
Avant la guerre civile en Syrie en 2013, parmi les djihadistes il y avait exceptionnellement des jeunes de classes moyennes.
Depuis 2013, ils forment, à côté des « jeunes des Cités », une partie importante des djihadistes en herbe qui se sont rués en Syrie pour se mettre au service soit de l’Etat islamique (Daech) ou d’autres groupes djihadistes comme le Front de Victoire (Jihat al Nusra) d’obédience Al Qaida.
À la différence des djihadistes des banlieues, les jeunes de classe moyenne n’ont pas la haine de la société, ni n’ont intériorisé l’ostracisme dont la société a accablé les premiers, ils ne vivent pas non plus le drame d’une victimisation qui noircit la vie.
Leur problème est celui de l’autorité et des normes. L’autorité a été diluée par la famille recomposée et le droit de l’enfant a créé un “pré-adulte” qui peut être en même temps un adolescent attardé.
La combinaison de la logique des droits et la dispersion de l’autorité entre plusieurs instances parentales et une société où les normes ont perdu de leur rigueur (les normes républicaines incluses) fait qu’il y a un appel de normes et d’autorité musclés, voire la fascination à leur égard chez une minorité de cette jeunesse nouvelle qui souffre d’avoir plusieurs ombres tutélaires mais pas d’autorité distincte et qui voudrait pouvoir retracer les frontières entre le permis et l’interdit sous une forme explicite.
Les normes islamistes leur proposent cette vision en noir et blanc où l’interdit se décline avec le maximum de clarté.
L’islamisme radical permet à cette jeunesse de cumuler l’enjouement ludique et le sérieux mortel de la foi djihadiste, il lui apporte le sentiment de se conformer à des normes intangibles mais aussi d’être l’agent de l’imposition de ces normes au monde, d’inverser le rôle de l’adolescent et de l’adulte, bref, d’être celui qui instaure les normes sacrées et l’impose aux autres sous peine de la guerre sainte.
Conclusion…
La pluralité des profils djihadistes montre que les sociétés européennes ne sont pas face à un type déterminé de jeunes (que ce soit des banlieues ou des quartiers pauvres en Angleterre ou en Belgique), mais à une diversité qui englobe désormais un nombre important de jeunes, déçus d’une vie en Europe sans utopie politique, en quête de l’effervescence et de festivité violentes.
Par Farhad Khosrokhavar, sociologue, Directeur de l’Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l’homme, directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, Paris.