Lila Lamrani: “Il est possible que mon profil ait été jugé trop subversif”
Lila Lamrani devait diriger le département de philosophie de La Sorbonne Abu Dhabi. Mais en août, l’offre de recrutement a été annulée, sans raison. Une pétition signée par 137 universitaires, dont Zahra Ali, appelle à révéler les lumières de cette mise à l’écart abusive. Lila Lamrani explique à MeltingBook, les ressorts supposés de cette affaire face à une institution universitaire mutique.
Nadia Henni-Moulaï : Revenons sur les faits. En juillet dernier, vous étiez sélectionnée pour diriger le département de philosophie de La Sorbonne-Abu Dhabi. Depuis, cette offre a été annulée. Que s’est-il passé ?
Lila Lamrani : Une amie clermontoise chercheure en philosophie m’avait envoyée l’annonce concernant ce poste en me suggérant d’y postuler.
Ce que j’ai fait, parce que cela m’intéressait d’avoir un poste à responsabilités tel que celui-ci, qui est de surcroît à cheval entre la philosophie et la sociologie, discipline qui n’a pas cessé de m’intéresser.
J’avais par ailleurs envie de passer un peu de temps dans le monde arabe.
J’ai été auditionnée le 19 juillet et classée première parmi cinq candidats. Paris Sorbonne est maître du processus. Abu Dhabi a validé, comme cela est prévu dans les accords de coopération entre les deux sites. J’ai reçu une offre de pré-contrat, équivalente à une promesse d’embauche, signée par le vice-chancelier d’Abu Dhabi, Eric Fouache (1).
N.H-M : Avant un rebondissement en août, alors que vous aviez déjà organisé votre installation dans l’émirat ainsi que celle de votre famille…
L.L. : Oui, c’est cela. Je reçois, le 15 août, un mail de l’assistante administrative, basée à Abu Dhabi, avec qui j’étais en contact avec pour objet : «Withdrawal of offer » (ndlr : retrait de l’offre, en français), m’indiquant que la proposition d’emploi a été retirée.
J’apprends par la suite que la procédure de recrutement de la personne située en deuxième position lors des auditions a été enclenchée immédiatement, alors qu’on m’avait promis de tenter de régler la situation.
Par ailleurs, le vice-chancelier de Sorbonne Abu Dhabi ne m’a contactée que tardivement, à la demande de l’Ambassade de France aux Émirats que j’avais moi-même contactée.
À Paris, le directeur du département de philosophie, Stéphane Chauvier, qui est resté en contact avec moi tout au long de cette affaire et a tenté de m’aider comme il le pouvait, ne pouvait rien me dire car il n’avait lui-même aucune information.
De son côté, mon époux avait aussi décroché un poste auquel il a dû renoncer…
N.H-M : Très vite, une pétition signée par 137 universitaires circule. A-t-elle permis d’éclaircir la situation ?
L.L. : Nous ne sommes pas plus avancés dans la mesure où nous n’avons reçu aucune réponse de Sorbonne Université Paris et de Sorbonne Université Abu Dhabi.
Cela dit, je suis très impressionnée par le fait que parmi les signataires figurent des professeurs qui sont actuellement en poste à Sorbonne Université et qui sont donc susceptibles d’être envoyés en mission à Abu Dhabi. Chaque professeur de Paris étant envoyé à Abu Dhabi pour 10 jours d’enseignement, une sorte de formation accélérée : ils et elles ont fait preuve d’un courage particulier puisqu’ils et elle sont en première ligne.
Mais mon cas est peut être comparable à celui de deux professeurs de la New York University qui étaient d’origine iranienne et venaient de familles chiites.
Ils avaient été recrutés, l’an dernier, dans le cadre du partenariat Abu Dhabi/ New York University (Etats-Unis) avant d’être finalement refusés.
Cependant, la NYU à Abu Dhabi ne les a pas complètement laissé tomber dans la mesure où elle a trouvé un poste de consultant à l’un d’entre eux qui avait déjà fait le déplacement, et ce, afin qu’il ne se retrouve pas sans rien. Aucun geste de la sorte ne m’a été proposé.
N.H-M : En l’absence de tout élément d’explication factuels, s’agit-il, selon vous, de censure ?
L.L. : Je ne peux faire que des supputations, à ce stade. Il y a différentes possibilités. Je devais diriger le département de philosophie de la faculté. Or, il n’y a pas de profil féminin d’origine arabe qui occupe ce genre de poste.
Il y a certes des femmes, mais elles sont soit émiriennes soit d’origine européenne/occidentale. Par ailleurs, j’ai toujours eu des activités politiques et syndicales très avancées, je me suis impliquée, par exemple, en faveur de la Palestine, à l’ENS.
Pour tout emploi à La Sorbonne Abu Dhabi, il y a enquête administrative menée par les « renseignements » des Émirats.
Il est possible que mon profil ait été jugé trop subversif comme cela a été le cas en Israël. En 2006, j’y ai été refoulée pour une durée de 10 années.
N.H-M : Les Émirats, avec l’aval de Paris, vous feraient donc payer, au-delà de l’activisme, ce que vous représentez…
L.L. : Je pense que si j’avais postulé pour un poste de femme de ménage, je n’aurais pas eu ces difficultés. Ce qui pose problème ici, ce n’est pas ma venue aux Émirats. C’est bien ma prise de fonction en tant que directrice du département de philosophie de La Sorbonne Abu Dhabi, puisque via le poste de mon conjoint, ma venue a été acceptée.
N.H-M : Vous le rappelez bien, les places de maître de conférences en France, sont chères. Qu’est-ce qui vous pousse, aujourd’hui, à prendre le risque de rendre cette affaire publique ?
L.L. : Jusqu’ici, et même dans mes activités militantes, j’ai toujours préféré garder l’anonymat. J’ai beaucoup hésité avant de parler de cette affaire. Comme mon entourage me l’a fait remarquer, ce n’est jamais prudent d’avoir son nom associé à un scandale.
Mais il m’a semblé important de dénoncer cette injustice, car, faire savoir ce qui s’est passé, c’est aussi faire en sorte que cela ne se reproduise pas.
Le sens du militantisme auquel j’ai pris part toute ma vie, c’est bien de lutter contre les injustices. Me concernant, c’est déjà trop tard, le poste est pourvu, je ne peux donc pas l’avoir.
Je peux au mieux obtenir des explications, ce qui serait déjà super ! Mais j’espère que la publicité autour de cette affaire permettra d’éviter de potentielles injustices à venir.
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï
(1) Nous avons sollicité m.Fouache pour recueillir sa version des faits. A ce jour, aucune réponse ne nous a été transmise.
Lila Lamrani, 34 ans, est docteure en philosophie, habilitée à être maître de conférence dans cette discipline et en études arabes. Elle venait d’être classée 2e pour un poste de MCF en Littérature et Civilisation arabes à l’ENS de Lyon), au moment où elle a postulé pour un poste à Abu Dhabi, pour lequel elle a été classée 1re. Elle devait prendre la tête du département de philosophie de La Sorbonne Abu Dhabi avant d’être évincée sans raison. Elle est, aujourd’hui à Tunis, pour un stage de perfectionnement en langue arabe.