De la figure du “Musulman” à son alter égo désigné, l’Islamiste
Il est des mots-valises censés faire sens. Tous les utilisent sans jamais prendre le temps de les définir. En France, le terme « musulman » en fait partie. Analyse par le menu d’une figure rarement au-dessus de l’amalgame.
Il permet d’un seul mot, de nourrir les fantasmes et les peurs de ceux qui voient à travers les populations « musulmanes » un danger. En parallèle, il permet aussi à celles et ceux qui sont ciblés de trouver une forme de réponse et de refuge.
Cette zone d’ombre a l’avantage de donner des outils aux identitaires de tous bords qui peuvent ainsi élaborer et mettre en place leurs agendas politiques.
Loin des Textes qui seraient à la source de toutes définitions, il s’agit de jeter un regard non pas sur le contexte, mais sur le prétexte de cette appellation et la manière dont elle devient performative du point de vue des controverses et des pratiques.
Pour reprendre la formule de Judith Butler « penser la performativité comme cette dimension du discours qui a la capacité de produire ce qu’il nomme », sous tend de prendre en compte les enjeux de l’énonciation du terme « musulman », en 2018, en France. (1)
Qu’est-ce qu’un “musulman” ?
Nous n’allons pas revenir ici sur le sens de cette donnée. Selon les canons d’une certaines orthodoxie, il s’agit d’une personne qui prononce l’attestation de foi (c’est-à-dire : “Il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohammed est son Prophète”) et il s’agit d’un individu qui respecte les 5 piliers définis par l’islam. Et, à partir de là, les interprétations sont divergentes.
Sans prendre le cas caricatural (mais pas marginal) de ceux qui se réclament d’Abdelwahab, l’islamité ne serait pas reconnu à ceux qui, par exemple, adhérent à un parti communiste.
De la même manière, le fait de ne pas faire la prière donnerait quel statut à la personne se réclamant de l’islam ? Ces interprétations théologiques alimentent en interne les controverses sur la définition même du musulman” : qui est musulman et qui ne l’est pas ? Qui est juste pêcheur et qui ne l’est pas ?
Omero Marongiu-Perria écrira :
« Définir l’être musulman procède à la fois de la simplicité et de la complexité. Simplicité dans la mesure où l’acception générale de l’attestation de foi, ou chahâdah, – la reconnaissance de l’unicité divine et de Muhammad en qualité d’ultime Prophète – est tout à fait intelligible au commun des gens.
Complexité due au fait que, à l’issue de la Révélation coranique et de la disparition du Prophète, les théologiens musulmans ne seront jamais unanimes sur la définition du musulman, ni sur le statut du croyant ayant prononcé la chahâdah sans accomplir les actes du culte.
La question de la définition de l’appartenance religieuse s’est donc posée aux théologiens musulmans dès les débuts de l’expansion islamique.
À la base, si c’est bien à partir d’un nombre circonscrit de versets coraniques et hadîth que seront définis les contenus de l’affiliation à l’islam, c’est dans des contextes socio-économiques et culturels particuliers, et sur fond de polémiques politico-religieuses que se constitueront les principales écoles de théologie musulmane.»
“Le contexte français produit des catégories politiques et émotionnelles”
Aujourd’hui encore, c’est sur fond de controverse que se construit la définition du « musulman ». Le contexte français a cela de particulier qu’il produit d’autres catégories bien plus politiques et émotionnelles que théologiques.
Des gens n’ayant aucune pratique religieuse ou disposant d’une vague croyance se retrouvent rattacher ainsi à une foi à travers différentes polémiques et controverses médiatiques. C’est le cas, par exemple, d’une ingénieure Télécom n’ayant aucun rapport avec la religion de ses parents, et qui après septembre 2001, est sommée de parler de sa (supposée) religion. À travers le regard et la parole des autres, celle-ci s’est alors mise à s’intéresser à cette religion qui était fort lointaine pour elle. (2)
Aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui n’ont pas de pratiques cultuelles, qui ne se réclament d’aucune croyance, mais qui vont porter et assumer le « stigmate » du musulman.
« Je suis Musulman, car je suis attaqué en tant que tel ». Avec des conséquences parfois inquiétantes pour les adolescentes, dont le port du stigmate et sa revendication peut avoir des suites administratives.
C’est ici que va prendre forme l’expression médiatique, et non moins polémique : « l’islamo-gauchisme ». Il désignerait des individus, en France ou ailleurs, qui indifféremment de leurs convictions (ou non convictions) religieuses, vont se situer au coeur de combats au nom du soutien aux plus opprimés, et parfois au droit à la « dignité » de personnes qui vont s’avérer être : “des musulmans”.
Si les 5 piliers des musulmans sont l’attestation de foi, la prière, le jeûne, la zakât et le pèlerinage, chez ces derniers vont se bâtir de “nouveaux prétendus piliers”. Parmi eux, le soutien à la cause palestinienne, la question du voile, le halal, la lutte contre l’islamophobie, la question de l’ennemi intérieur (ces musulmans de culture ou d’apparence mais qui n’adhèrent pas à ces nouveaux piliers), et les controverses comme séquences politiques de production de nouvelles subjectivités (3).
Ceci produit un déplacement assez troublant, où des personnes loin des univers des Islams vont porter des opinions et parfois des injonctions, qui vont concerner directement des musulmans plus orthodoxes.
« Quand j’ai terminé mon master, j’ai pensé à retirer mon voile. Et j’avais des amis “islamo-gauchistes” (4) comme on dit, qui me disaient que je devais me battre, qu’il ne fallait rien laisser passer. En même temps, les hommes de ma famille et des imams, me disaient de faire le mieux pour mieux, sans jamais être dans l’injonction » (5) va ainsi expliquer une jeune franco tunisienne de 24 ans portant le foulard depuis l’âge de 17 ans.
Ce flou autour de cette formule permet notamment de renforcer le pouvoir des entrepreneurs de morales pour reprendre la formule de Becker. Ils produisent une norme qui n’est pas forcément une norme islamique, mais qui va se fonder sur des nouveaux actualisés au gré des controverses publiques.
Cette nouvelle assignation va ainsi se construire en parallèle avec les normes « islamiques » plus classiques et orthodoxes qu’on peut trouver dans les lieux dédiés.
La question du signe va devenir primordiale
Ceci va notamment permettre des convergences entre des acteurs identitaires à la pratique religieuse musulmane et celles et ceux à l’apparence religieuse musulmane. À défaut de ce qui fait sens, la question du signe va devenir primordiale. Le signe, c’est le turban, c’est la barbe, qui au-delà de la simple mode, permettent de construire une identité d’apparence et de discours, qui ne fait pas forcément sens sur le plan du pratique.
Le musulman ordinaire (6), dès lors qu’il s’affiche comme tel et qu’il s’exprime sur les réseaux sociaux, peut désormais jouer sur les différents registres, alternant l’apparence de la pratique musulmane et l’adhésion à un groupe qui fait sens pour lui.
Ce groupe et ses principes étant construits et renouvelés à chaque controverses publiques et médiatiques, il ne reste pas figé et produit des départs et des nouvelles adhésions, permettant également des mobilités.
Cette construction du « musulman » sert aussi d’autres acteurs identitaires, qui voient en la figure de l’Arabe et du Musulman, la figure repoussoir par excellence. L’attitude revendicatrice de ce groupe, ou présumé comme revendicatrice, s’incarne dans plusieurs espaces. Ce sont ces « jeunes » des “quartiers” qui font du bruit au cinéma (7) , ce sont ces jeunes qui réclament le droit de prier dans tels foyers, ce sont ceux qui vont tenir un discours politique en rupture avec la société environnante.
Peu importe que le groupe « Musulman » ici, soit composé de convertis, d’habitants des quartiers populaires, d’issus ou d’héritiers de l’immigration. Peu importe qu’ils soient pratiquants des règles orthodoxes de l’islam réellement. Ils sont assignés “à être musulman”, et donc à alimenter la machine discursive sur la figure du Musulman et de son alter égo, l’Islamiste.
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Des dispositifs de disqualifications de citoyens français
Ici, l’Islamiste, n’est pas le membre d’un parti se réclamant de l’islam politique et qui est à la tête de pays alliés à notre gouvernement. On ne parle pas du PJD au Maroc, ou d’Ennahda en Tunisie. Ces derniers sont banalisés et travaillent main dans la main avec leurs ennemis d’hier.
La figure de l’Islamiste devient désincarnée et n’a comme vocation que d’alimenter les dispositifs de disqualifications de citoyens français qui n’ont que peu à voir avec leurs pays d’origine; mais également d’alimenter la peur intérieure, chère à l’extrême droite, en voyant des islamistes partout.
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Ce jeu des identitaires à produire des communautés, n’est en soi, pas nouveau.
Il s’agit de figer des populations de plus en plus métissées, de plus en plus hybrides qui sont parfaitement insérées dans la société française.
Ces populations ont développé une capacité d’agencement leur permettant de s’investir dans des nouveaux espaces économiques et sociaux… et identitaires.
Les discours d’extrême droite qui tendent à se banaliser et sont sur le point de remporter la bataille culturelle, ici, font écho à leurs pires ennemis : les acteurs communautaires au sens large.
Ces deux mouvances se nourrissent, se renforcent et ne peuvent exister que si le public cible demeure assigné. Au risque parfois d’être plus caricatural que l’image qu’on a de lui, et au risque de tensions identitaires et psychiques.
Wajdi Limam
Wajdi Limam est enseignant-chercheur à la FLEPES-Initiatives, doctorant à Paris8-EHESS . Sa thèse porte sur l’accompagnement social face aux parcours de radicalisation. Il a également publié « Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam » (La Découverte, 2015), N°4, vol. 7, 2016.
NOTES :
(1) Judith Butler (2005). Humain, inhumain. Le travail critique des normes : entretiens. Paris, Éd. Amsterdam.
(2) Entretien dans le cadre d’un travail de mémoire sur les Tunisiens de l’étranger.
(3) Felix Guattari, Des subjectivités, pour le meilleur et pour le pire », Revue Chimères numéro 8
(4) Cette formule mérite précision et clarification. Elle sert à désigner en France les convergences entre militants de gauche et militants se réclamant de l’islam. C’est aussi un terme qui sert à disqualifier des mobilisations et des acteurs politiques. L’islamo gauchisme n’est pas à confondre avec des initiatives historiques de rapprochement entre des acteurs se réclamant de l’islam et des communistes (Congrès de Bakou en 1920 et ce qu’on va appeler la communisme musulman. Ni les convergences qu’on a pu observer dans le monde arabe, où des militants marxistes, nationalistes et islamistes ont fait émerger des plates formes politiques. En savoir plus : Un moment d’espoir : le congrès de Bakou en 1920.
(5) Entretien réalisé en 2015 dans le cadre d’un travail de mémoire sur les Tunisiens de l’étranger. Nous avons remarqué que ce genre d’injonctions est assez fréquent au moment d’échanges avec d’autres collègues.
(6) Clairement, le terme mérite d’être étayé.
(7) Il suffit de se rendre sur les pages Facebook de militants identitaires se réclamant d’un républicanisme très singulier.