El Manchar : « Internet est notre seul havre de liberté »
Depuis 2013, El Manchar fait partie du paysage médiatique algérien. FCe journal parodique est aujourd’hui indispensable pour comprendre l’absurdité de la situation politique en Algérie. Plongée au cœur de l’autodérision “made in DZ” avec Nazim Baya, fondateur d’El Manchar.
Sur les réseaux sociaux, El Manchar est le meilleur ambassadeur des Algériens. De leur humour, plus précisément. Depuis 2013, le site internet parodie l’actualité algérienne et surtout ceux qui la font.
Fondé par Nazim Baya, un pharmacien originaire de Boumerdes, une ville à 50 km à l’est d’Alger, El Manchar est, rapidement, devenu une référence en Algérie. Et au-delà.
« En France, on parle d’El Manchar comme Le Gorafi algérien », s’amuse Lydia, fan de la première heure. Il faut dire que l’humour de Nazim et de son équipe de 5 satiristes, est particulièrement aiguisé.
Comment s’en étonner ? El Manchar est une émanation directe de la situation ubuesque algérienne.
« Après l’AVC de Bouteflika en 2013, On parlait d’un quatrième mandat.», se souvient-il.
« Ces cinq dernières années, avec ce président zombie ont été totalement déprimantes. J’ai ressenti une urgence politique à m’exprimer. » Une nécessité même, comme un instinct de survie. Alors, l’équipe El Manchar s’étoffe progressivement ne ratant aucune occasion de « rebondir sur l’actualité. »
« On n’est pas amateur mais chacun travaille chez soi. »
Son temps libre, Nazim Baya y passe une bonne partie à nourrir cet ogre perpétuellement affamé.
« Je suis sur El Manchar, tous les jours de 16h à 20h. Je relis, je valide les contenus, histoire de maintenir une certaine cohérence éditoriale. » Les réseaux sociaux sont insatiables. C’est la rançon du succès. Le prix de cette catharsis collective.
Nazim Baya lance, alors, une page facebook. Ses vannes se répandent comme une traînée de poudre. « Quand on a passé la barre des 20 000 fans, j’ai lancé un appel à contributions. »
Bouteille à la mer, pour ainsi dire. « Je n’ai pas eu trop de retours » Qu’importe. El Manchar a un public sur Facebook mais N.Baya l’a bien compris. Il a une audience. Un public même.
Le site El Manchar comme une affirmation. Il ne s’agit plus seulement d’une page parmi les millions d’autres abritées par Facebook. Avec ce site internet, El Manchar assume une existence propre, autonome. Dans l’Algérie de Bouteflika, ce choix est tout sauf une tocade.
S’il reconnaît « avoir vu ce que faisait Le Gorafi en France, lui-même inspiré de The Onion aux Etats-Unis », Nazim Baya fait un pas de côté. « Nous ne pratiquons pas le même humour », pointe-t-il. « El Manchar est plus engagé et honnêtement, en France, c’est un peu plus facile. »
Mais l’essentiel est là. Ces succès confirme son intuition. Il y a de la place. Si avec « des scies, on refait le monde », avec la satire, on l’améliore. Car la révolution en Algérie, El Manchar y a certainement apporté sa petite pierre.
Cette révolution du sourire est sans conteste celle de la révélation de l’humour algérien. « Oui, il y a un sens de l’humour algérien », atteste Nazim Baya.
Depuis le 22 février, des dizaines de formules hilarantes ont surgi dans les cortèges partout dans le pays. Un humour viscéralement lié à ce soulèvement inédit et qui le prouve, l’humour algérien est politique.
Justement parce qu’il puise son essence dans l’absurdité, dans ce paradoxe algérien. Une absurdité qui confine au tragique. Evidemment. Plus grand pays d’Afrique, l’Algérie c’est aussi 750 milliards de dollars de revenus générés par les hydrocarbures entre 1999 et 2014, 98% de ses exportations.
Alors, quand les prix du pétrole chutent, c’est tout le navire qui prend l’eau. El Manchar y verrait certainement le Titanic foncer sur l’iceberg avec l’aplomb d’un général. Plutôt que de porter un sacerdoce, Nazim Baya opte pour la catharsis. Pour rire et dénoncer.
Et à savoir s’il existe un humour algérien, il nuance : « notre humour est très caustique. Je ne sais pas s’il y a un humour algérien… » Henri Bergson, dans son essai Le rire en parle.
Dans ce texte, il définit le rire comme « du mécanique plaqué sur du vivant », pointant sa « fonction sociale » et sa dimension « culturelle. » Ainsi, bon nombre de pirouettes comiques ne sont pas transposables d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre.
« Parce que relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière », poursuit le philosophe. « C’est sûr que notre humour pour le comprendre, il faut un référentiel », ajoute Nazim. Un référentiel dont les racines naissent dans une Histoire particulière.
Tout algérien le sait bien. L’égotique régime a soigneusement méprisé, rabaissé son peuple, le persuadant, depuis 70 ans, de son insignifiance.
Nazim Baya confirme :
« le régime a tout fait pour nous convaincre de notre fainéantise, que nous nous n’étions pas faits pour la démocratie, qu’avec des élections libres, nous élirions des islamistes, que nous n’étions pas civilisés…que nous étions minables quoi ! »
Et quand les croyances viennent d’en haut, elles ont tenaces. Cet humour algérien existe bel et bien. Il est, même, le versant construit et négatif, de la perception des Algériens vis-à-vis…d’eux même.
À cet humour corrosif, aujourd’hui « consacré », il faut adjoindre, en creux, l’auto-flagellation, comme source du comique, née dans les racines du passé. Là où le pouvoir colonial a rabaissé et étouffé l’identité des autochtones, le pouvoir algérien a maintenu cette chape de plomb.
« Je pense vraiment que l’humour est une arme de résistance. Déjà sous Chadli, l’humour était de mise. »
D’autant que l’homme et son équipe se permettent tout. « Aussi étonnant que cela puisse paraître, je n’ai jamais subi ni pression, ni menace », confie-t-il. Sauf que depuis le 22 février, la situation a changé.
« Sincèrement après la vague d’arrestations en octobre 2018, celle dont fut victime entre autres le journaliste Abdou Semmar, je me suis dit… ça va être mon tour. J’ai eu la trouille. » admet-il.
Si Nazim Baya reste confiant, il refuse de tomber dans une équation simpliste. « Ce n’est pas parce que l’on ne m’a pas arrêté qu’il y a démocratie en Algérie. »
Or, la peur n’évite pas le danger. Nazim Baya ne s’arrêtera pas. « On espère se doter d’un modèle économique et aussi obtenir un statut administratif.
En dépit de son succès, «en Algérie, El Manchar n’a toujours pas de statut légal… »