“En Algérie, l’architecture a été utilisée comme arme de contre-révolution”
Léopold Lambert, architecte, auteur et rédacteur en chef du magazine The Funambulist s’est rendu en Algérie, sur les traces urbaines de l’état d’urgence. Le recours à cet état d’exception, en Algérie, en Outre-mer ou dans les banlieues, témoigne, selon lui, d’un continuum colonial français. Dans un entretien pour MeltingBook, il esquisse ces mécanismes de gestion de populations et d’espaces coloniaux.
Nadia Henni-Moulaï : Vous vous êtes rendu en Algérie, en juillet dernier, pour des recherches sur l’état d’urgence. De quoi s’agit-il ?
Léopold Lambert : J’ai effectué le voyage dans le cadre d’une recherche pour mon prochain livre dont le titre temporaire est « États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français » (Lux, 2019).
L’Algérie fait partie des trois géographies principales coloniales mobilisés dans cet ouvrage, les deux autres étant la Kanaky-Nouvelle-Calédonie et les banlieues françaises.
C’est même l’origine puisque l’état d’urgence est une législation créée par l’Etat français pour écraser la Révolution algérienne qui a été mis en application en 1955, en 1958 et entre 1961 et 1962 (en Algérie et en France, dans ces deux derniers cas).
En 1985, cette législation a été appliquée pour contrer l’action anticoloniale de militants Kanak en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, puis en 2005 de manière très ciblées lors des révoltes des banlieues et enfin en France et dans ce qu’on appelle « les territoires d’outre-mer », entre 2015 et 2017 après les attentats à Paris et Saint-Denis, qui avait permis plus de 5000 perquisitions d’une grande violence d’être menées dans des lieux de vie de personnes musulmane.s.
Et le 30 octobre 2017, le gouvernement d’Édouard Philippe a fait voter la soi-disante « loi pour le renforcement de la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » contre laquelle très peu de voix se sont élevées, mais qui a cristallisé l’ensemble des mesures de l’état d’urgence dans le droit commun.
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N. H-M : Le recours à l’état d’urgence porte, donc, une symbolique coloniale très forte…
L. L. : Le fait que cela touche, l’Algérie, la Kanaky, les banlieues françaises, dit quelque chose sur le continuum colonial français.
L’Algérie est souvent considéré comme le paradigme du colonialisme de peuplement de la France, mais la Kanaky pourrait tout autant l’être et nous permet de parler de la situation de ce qu’on a appelé « les Outre-mers », et on peut bien entendu tracer la généalogie des politiques spécifiques aux banlieues françaises dans les mécanismes de gestion de populations et d’espaces coloniaux.
Et donc il était crucial pour moi d’aller en Algérie, pour justement revenir à l’origine de cette législation. J’étais particulièrement attentif à l’espace du colonialisme français, à celui de la révolution algérienne à Alger et à Constantine.
N. H-M : Que révèle ce voyage de terrain ?
L. L. : Ce qui me paraît important de préciser, c’est que tout ce que j’ai appris durant ce voyage sont des évidences pour les Algériens.
Il s’agissait donc pour moi d’informer mon imaginaire de cette Révolution algérienne, d’apprendre à connaître ces lieux et d’apprécier ce que j’appelle la géologie politique de la ville.
Et de par ma formation d’architecte et ma vision de l’architecture comme principalement un instrument de contrôle des corps, j’étais particulièrement curieux de voir de quelle manière l’architecture avait été utilisée comme une arme de contre-révolution, dans la lignée du travail que j’avais fait et continue à faire à propos de la Palestine.
Je ferai un travail similaire en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, en novembre 2018, lorsque j’y serai au moment du référendum sur l’autodétermination.
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N. H-M : C’est-à-dire ?
L. L. : Par exemple, la construction massive de logement pour la population algérienne dans les grandes villes algériennes dans une deuxième phase de la contre-révolution.
C’est quelque chose que Samia Henni dans son livre Architecture of Counter-Revolution montre en détail. J’ai donc essayé de visiter autant de ces cités qu’il m’était possible.
N. H-M : Parmi les architectures emblématiques de la Guerre d’Algérie, il y a la Casbah. Que représente ce site d’un point de vue spatial et historique ?
L. L. : Justement, cela fait des années que la Casbah représente une géographie imaginaire dotée d’une spatialité puissance. C’est une formation urbaine qui se rapproche le plus de ce qu’on pourrait appeler une architecture anticoloniale (un concept jamais véritablement atteignable selon moi).
N. H-M : Pourquoi ?
L. L. : De par son milieu urbain dense, labyrinthique, ses multiples logements à des niveaux, privés, semi-publics, publics, la circulation possible de par ses toits.
Pendant la Bataille d’Alger, cela a représenté un atout pour le FLN, lui permettant de s’inscrire dans un combat asymétrique face à l’armée française.
Il était aussi important que ce voyage représente une « déromanticisation » de ceux que je pouvais savoir de tout ça. D’ailleurs, à Constantine, j’ai croisé une personne qui m’a dit «il ne s’est rien passé à Alger, c’était rien ça ! ».
Au-delà de la rivalité entre les différentes localités qui sans aucun doute réduit ici la bataille d’Alger à une anecdote, ça m’a fait réfléchir sur le fait qu’on a tendance à confondre ce qui a été le plus documenté avec ce qui a été le plus déterminant : dans le cas de la Révolution algérienne, ce qui s’est passé à Alger a été bien plus documenté que ce qui s’est passé dans les campagnes ou les maquis.
N. H-M : Que dit justement, l’architecture, à Alger et à Constantine, d’Oscar Niemeyer dans cette révolution mais surtout cette contre-révolution ?
L. L. : Il a dessiné la grande université de Constantine et la faculté de sciences d’Alger. Exilé de la dictature brésilienne, il a fait plusieurs projets au milieu des années 60.
C’est encore un moment, où Alger est « La Mecque des révolutionnaires ». Et le fait d’avoir un architecte communiste brésilien et voir qu’une figure comme lui a pu dessiner des projets pour Alger, est intéressant.
Son profil et son travail contrastait fortement avec ce que les architectes français avaient pu construire durant la domination coloniale.
L’architecture d’Oscar Niemeyer est bien plus généreuse, bien moins attachée à une notion de contrôle ; c’est d’ailleurs dommage que ces deux universités soient désormais fortement policée à leurs entrées de campus.
N. H-M : Nous sommes un an après l’entrée en vigueur de la loi antiterroriste. Est-on toujours dans une forme de contrôle colonial de certaines populations ?
L. L. : En fait, je suis moins intéressé par la question de savoir si on peut se servir du terme « colonial » pour parler de la gestion étatique et municipale de certains territoires, que d’affirmer que celle-ci fait partie d’un continuum colonial, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais eu de rupture fondamentale entre les politiques explicitement coloniales et celles qui se pensent comme postcoloniales.
C’est évident lorsqu’on parle de la Kanaky, et on peut d’ailleurs regretter que le militantisme dit « décolonial » en France ne l’intègre pas assez dans leurs (nos) luttes. C’est aussi vrai lorsqu’on parle des quartiers populaires.
Quant à cette loi, la seule chose qu’elle a changé selon moi, est l’heure permises des perquisitions administratives (appelées désormais « visites » dans un euphémisme démagogique assez incroyable), à savoir que celles-ci sont prohibées entre 21h et 6h (les perquisitions les plus violentes de l’état d’urgence s’étaient passées au milieu de la nuit).
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï
©Toutes les photos par Léopold Lambert (juillet-aout 2018)