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Gilbert Sinoué: “je suis pour la rupture des tabous. Ils paralysent la société”

Le romancier achève sa trilogie “Inch’ Allah” avec “les Cinq Quartiers de la lune”, qui s’ouvre sur la tragédie du 11 septembre 2001. A travers les destins croisés de plusieurs familles, il dessine une fresque haletante qui emmène le lecteur de Mossoul à Paris, en passant par Gaza et Le Caire. Sous la fiction pointe une critique de la politique américaine au Moyen-Orient.

Le livre commence avec les attentats du 11-Septembre, qui ont forcément modifié les rapports entre l’Occident et le monde arabe…

C’est un événement majeur qui a changé la face du monde, et pas seulement les rapports entre l’Orient et l’Occident. C’est une sorte de Pearl Harbor [attaque surprise japonaise en 1941 qui a décidé les Etats-Unis à entrer en guerre, ndlr]. La réaction américaine à ces attentats a profondément transformé le Moyen-Orient.

 

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Les cinq quartiers de la Lune achève la trilogie “Inch’Allah” (Flammarion)

 

Est-ce que ce n’est pas un sujet risqué, difficile à aborder dans la littérature ?

Non. Au contraire. On doit pouvoir écrire sur tout. Et puis ce n’est pas un livre uniquement sur le 11 septembre 2001, qui tient sur cinq pages, même si c’est l’événement déclencheur. On découvre à travers les personnages les terribles répercussions qu’il va avoir, en Irak par exemple, avec l’invasion américaine. C’est le feu qu’on met à la mèche et qui va enflammer toute la région.

En tant que lecteur, on a l’impression que c’est une onde de choc qui court tout le long du récit…

Absolument, c’est un séisme dont l’épicentre est New York. Les secousses qui ont suivi ont bouleversé le Moyen-Orient.

Vous racontez de manière très sourcée les prémices de cette invasion de l’Irak, sur laquelle le livre fourmille d’anecdotes. Par exemple sur George W. Bush, qui substitue la foi à son addiction à l’alcool… et qui part en “croisade” contre le terrorisme.

C’est un converti, en quelque sorte. Et il n’y a rien de plus fanatique qu’un converti, quelle que soit la religion vers laquelle il bascule. Mon travail consiste à faire passer simplement des histoires compliquées. Cela a toujours été ma préoccupation, dans tous mes romans. Essayer de transmettre une période de la vie des hommes, de la rendre accessible au plus grand nombre. Cette invasion de l’Irak, j’ai essayé de la raconter de manière romanesque, mais en m’appuyant évidemment sur des sources absolument fiables


Georges W.Bush, président des Etats-Unis, annonce le début de la guerre en Irak, 19 mars 2003.
 

Justement, avec cette rocambolesque réunion entre George W. Bush, Colin Powell, Dick Cheney et Donald Rumsfeld dans le Bureau ovale, on est bien dans le romanesque, non ?

Là, on est en partie dans le romanesque (rires). Cette réunion a dû avoir lieu. Certainement. Quand on connaît l’ignorance de Bush et de son entourage sur l’Orient… Il avait par exemple désigné les Grecs, “Greeks” en anglais, par ce terme curieux : les “Grecians”. Alors, non, il ne devait probablement pas savoir situer Bagdad. Quand on lui explique qu’il y a des sunnites et des chiites, pour lui, c’est une équation du sixième degré.

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Dick Cheney, vice-président des Etats-Unis de (2001- 2006), Georges W.Bush, président des Etats-Unis (2001-2009) Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la défense (2001-2006)
(de gauche à droite)

 

Vous arrivez même à rendre Colin Powell sympathique…

Il a été manipulé par ces gens. On lui a fait brandir à l’ONU une éprouvette qui devait contenir les urines du chien de Bush [pour appuyer sa thèse selon laquelle le régime irakien travaillait à des programmes d’armes chimiques et bactériologiques et ainsi justifier l’invasion du pays, ndlr]. Beaucoup plus tard, une fois qu’il a quitté le gouvernement, il a dit : “Si c’était à refaire, je ne le ferais pas. J’ai été mal informé, on m’a manipulé.”

Discours de Colin Powell, secrétaire d’Etat américain, devant l’ONU à propos des preuves des liens entre le régime irakien et Al-Qaïda mais aussi des armes de destruction massive.
(5 février 2003)

 

Lire “Colin Powell: comment la CIA m’a trompé”

Quand vous parlez des intérêts des lobbies pharmaceutiques et pétroliers dans lesquels Rumsfeld a trempé, ce sont des faits avérés ?

Tout est vrai ! Comme le fait que Dick Cheney, qui était le ”Bouygues américain”, ait récupéré tous les chantiers de reconstruction de Bagdad.

Ce sont des scandales méconnus en France ?

On en a un peu parlé dans la presse française, puis c’est tombé dans l’oubli. Les informations, c’est comme la météo. Cela change tout le temps. Il faut passer à la nouvelle météo tous les jours, donc on zappe.

En parlant d’informations : la mésaventure qui arrive à Magda, la Palestinienne dont tous les proches périssent dans l’incendie de la maison familiale, n’est pas sans rappeler celle d’Ahmed Dawabcheh, dont les parents et le frère sont morts l’été dernier…

J’avais pressenti, malheureusement, que cela pouvait arriver. J’ai terminé mon livre juste avant. C’est comme pour le premier tome de cette trilogie, que j’avais appelé le Souffle du jasmin sans savoir que quelques semaines plus tard, il y aurait un soulèvement en Tunisie qui s’appellerait la Révolution de jasmin. Ce sont les hasards de l’écriture.

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Le jeune Ahmed Dawabcheh, seul rescapé d’un incendie criminel le 31 juillet 2015 dans sa maison de Douma en Cisjordanie. Ses parents et son frère de 18 mois avaient, eux, péri.

 

Vous faites aussi référence au mouvement des Frères musulmans, dont certains des héros se rapprochent. Les services américains ne sont pas étrangers à leur existence…

Les Américains se sont appuyés sur les Frères musulmans pendant des années. Dans leur vision, ce sont des gens qui ont le même esprit de commerce qu’eux. Ils sont pour la libre entreprise, ils sont pour l’échange, le troc. Même les Anglais, quand ils occupaient l’Egypte, ont joué cette carte contre le pouvoir et le roi.

Noam Chomski, “Réflexion sur la démocratie”
Extrait de Chomsky, Les médias et les illusions nécessaires (1993)
Vous soulignez que les Américains soutiennent toujours les plus faibles contre les plus forts pour inverser les rapports de force, notamment au Moyen-Orient.

Ils jouaient effectivement toutes les cartes. Cela explique que cette région soit devenue un tel brasier. Il y a trois malheurs qui frappent le Moyen-Orient. D’abord, une cruelle absence d’éducation. Quand on pense qu’il y a plus de 40 % d’analphabètes en Egypte ! Deuxièmement, la colonisation, qui n’est pas le fait des Arabes, mais qui a joué un rôle fondamental dans le retard avec lequel les partis politiques ont été créés. Et le troisième point, c’est le fait que les Arabes, après la colonisation, n’ont jamais eu à leur tête de véritables dirigeants, mais des dictateurs.

Dans votre livre, il y aussi une histoire d’amour entre un musulman et une copte. Est-ce que ce serait encore possible, dans l’Egypte d’aujourd’hui ?

Absolument ! Je ne dis pas que ce serait facile ni que cela court les rues. Ce serait l’exception, car des deux côtés, les familles condamnent. Il existe pourtant des points de rencontre. Quand on voit, dans la rue, un copte ou un musulman égyptiens, ils se ressemblent. C’est la même chose, à Jérusalem-Est, entre un Arabe et un Israélien. Ils ont la même tête de métèque. On ne voit pas la différence. La différence est dans l’éducation. Je suis pour la rupture des tabous, ils paralysent la société.

Le roman s’arrête au début des révolutions arabes. Peut-on imaginer qu’il y aura une suite ?

Certainement pas (rires) ! Il y a déjà trois tomes, plus de 1000 pages. J’ai pu suivre un peu ce qui se passait au Moyen-Orient, mais là, je n’y arrive plus. Cela dépasse l’entendement. Si on vous explique le Moyen-Orient et que vous comprenez, c’est que l’on vous a mal expliqué.

Propos recueillis par Nadia Hathroubi-Safsaf

Photo de Une: Flammarion

Raconter, analyser, avancer.

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