Houria Bouteldja: « Nous avons un devoir d’insolence »
En 2016, son livre, Les Blancs, les Juifs et Nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire (Éd. La Fabrique éditions), marquait son excommunication médiatique. Pourtant, Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR) enchaîne les invitations à l’international. Sa voix controversée en France y trouve un écho, pourtant, important. Et dépassionné.
À sa sortie, Les Blancs, les Juifs et Nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, fait l’effet d’une déflagration dans les milieux intellectuels, médiatiques et politiques. En compartimentant la population française, réputée, “une et indivisible”, le brûlot de la militante, s’attire les foudres de ses détracteurs. Le titre donne le ton disqualifiant le reste du texte.
Antiimpérialiste, décoloniale, antisioniste, Houria Bouteldja propose une lecture à rebours de la question de l’antisémitisme européen.
Une approche audacieuse dans l’absolu tant elle bouscule le confort des certitudes, mal français.
Car si le prisme d’entrée est taxé de “racialiste“, Bouteldja utilise le langage des dominants pour déconstruire l’européocentrisme.
Si le texte d’Houria Bouteldja est jugé sulfureux voire dangereux, son analyse devrait pouvoir être débattue sereinement.
Surtout pour un pays comme la France qui ne doute ni au présent, ni au passé. En apparence.
Entretien
Nadia Henni-Moulaï : Depuis plusieurs mois, vous êtes au cœur de controverses. Ce ne sont plus seulement vos idées mais aussi votre personne qui est attaquée. Comment gérez-vous ce rejet dont vous êtes l’objet ?
Houria Bouteldja : Ça va. J’ai appris à encaisser. Mais en fait, il s’agit rarement d’un combat d’égo. Ca existe bien sûr mais ce n’est pas le principal. Ce sont bien nos idées qui sont combattues.
N.H-M : Dernier exemple en date, le fameux colloque organisé à l’université de Limoges, le 24 novembre, mais il y en eu d’autres. Comment expliquez-vous cette propagation d’une censure qui ne dit pas son nom?
H.B. : L’Europe est en train de vivre depuis une vingtaine d’années une crise du sens qui se manifeste par une crise d’identité.
C’est ce qui arrive aux civilisations en déclin ou concurrencées par d’autres. Les élites souffrent elles-mêmes de cette crise quand elles ne contribuent pas à l’aggraver.
L’épisode que vous évoquez exprime une certaine panique morale. Tant que nos idées étaient confinées à ce qu’on appelle de manière inappropriée « l’islamo-gauchisme », ça allait. Mais à partir du moment où elles pénètrent dans le temple du savoir légitime ou alors dans les espaces de pouvoir comme l’Assemblée nationale, alors là c’est la panique.
On préfère s’essuyer les pieds sur les principes démocratiques plutôt que de laisser des idées « subversives » remettre en cause les fondements d’un savoir européocentriste sur lesquels repose le pouvoir de l’Etat.
N.H-M: Le PIR est décrit comme un mouvement extrémiste raciste. À quel moment le PIR est-il devenu peu fréquentable pour certains et pourquoi?
H.B. : Je crois qu’on l’a toujours été, mais de plus en plus au fur et à mesure que notre pouvoir d’influence augmente. La raison est simple : plus on est décrié, plus ce groupe qu’on identifie comme des sujets postcoloniaux s’éloigne de nous et la menace d’une transformation sociale radicale avec.
Les indigènes sociaux représentent une catégorie sociale vulnérable. Il est très facile de susciter la peur dans un contexte de chasse aux sorcières, de contrôle policier et administratif accru.
Ainsi, d’éventuels militants préfèrent renoncer à des engagements politiques plutôt que de fréquenter des milieux réputés « sulfureux » car cela les expose trop. C’est tout « bénéf » pour le pouvoir.
N.H-M : Dans votre ouvrage- qui en est à son 4e retirage-, vous abordez la question de l’antisémitisme et de l’homophobie, fléaux dont vous êtes accusée.
Or, vous n’avez jamais été condamnée pour incitation à la haine raciale comme Eric Zemmour, par exemple. Factuellement, elles sont donc infondées. Comment analysez-vous ces allégations?
H.B. : Pour reprendre l’expression rendue célèbre par Emmanuel Macron, « c’est de la poudre de perlimpinpin ».
Comme il n’y a rien d’antisémite ni d’homophobe, on crée autour du livre une réputation qui le précède et qui lui nuira par anticipation. La plupart des gens auront entendu dire qu’il est antisémite, donc il l’est.
L’avantage pour la partie adverse, c’est que le débat de fond est contourné. Du coup, ceux qui le lisent hallucinent et découvrent la supercherie dont ils ont été victimes et découvrent surtout le sans-hontisme des journaux et des intellectuels médiatiques.
Cela étant dit, le livre est un vrai succès de librairie. Par ailleurs, il vient de sortir en Espagne, Italie et États-Unis.
N.H-M : Quel regard portez-vous sur les intellectuels médiatiques en France?
H.B. : Je vois de moins en moins la différence entre eux et les élites des pays qui vivent sous dictature, à la différence que les seconds vivent sous des régimes de terreur alors que les premiers n’ont même pas cette excuse.
Ce qui les rend encore plus veules d’une certaine manière. Ce sont pour la plupart de vulgaires chiens de garde.
Il faut cependant noter qu’il y a un partage inhabituel des tâches entre les intellectuels du pouvoir et ceux de l’opposition.
En effet, ils sont nombreux, ceux qui dans l’opposition à Macron ou à la droite, participent à la curée contre moi. Il y en a dans le journal Le Monde ou même au Monde Diplomatique quand ils ne sont pas de l’extrême gauche.
H.B. : Oui, c’est une erreur. Même dans l’antiracisme traditionnel, il convient de distinguer par exemple entre l’antiracisme de court type Licra ou SOS Racisme qui sont complètement inféodés, voire ultraréactionnaires et un antiracisme plus ancré dans les combats de gauche comme celui du Mrap et de la LDH.
Cela étant dit, de nouvelles formes d’antiracisme apparaissent. La plus saillante est l’antiracisme politique qui se caractérise par plusieurs aspects : il vise le racisme d’État, il refuse de considérer le Front National comme son ennemi principal, mais plutôt comme un produit de l’État (tout en considérant le FN et les identitaires comme des ennemis radicaux) et est animé par les principales victimes du racisme, c’est-à-dire : des Noirs, des Musulmans, des Roms, des familles de victimes des crimes policiers…alors que les associations traditionnelles sont essentiellement composées de Blancs.
N.H-M : Au cœur des polémiques, la question du racisme d’État/institutionnel. L’éviction de la journaliste Rokhaya Diallo du CNNum pour avoir dénoncé le « racisme d’État » en est un exemple. Pouvez-vous revenir sur cette notion ?
H.B. : Il s’agit d’identifier la source de production du racisme. Nous mettons en cause l’État car c’est de lui dont dépendent les principales institutions qui discriminent, contrôlent aux frontières, traitent la question des migrants, gèrent la Politique de la ville, la distribution des logements, l’Éducation nationale. Il est hors de question pour nous d’incriminer des individus. Que Monsieur ou Madame Michu soient racistes, ce n’est pas trop notre problème.
N.H-M: Pour autant, aucune loi votée par le Parlement ne fixe comme règle ce “racisme d’Etat” comme ce fut le cas par exemple dans le régime d’Apartheid, en Afrique du Sud…
H.B: Si, ce racisme d’Etat repose en partie sur des lois comme la loi de mars 2004 bannissant les jeunes femmes voilées de l’école. Pour le reste, il s’agit surtout de pratiques.
Il n’y a pas de loi qui oblige la police à faire subir des contrôles au faciès aux jeunes garçons arabes ou noirs, pourtant elle le fait.
Il n’y a aucune loi qui incite à la discrimination. Pourtant elle existe à des niveaux qui inquiètent certaines instances européennes.
La différence entre l’Afrique du Sud ou le régime de Vichy, pour moi c’est une question de degré pas de nature. Les premiers assumaient la volonté de promouvoir des sociétés fondées sur la race.
La France tout comme la Grande Bretagne ou les Pays Bas prônent au contraire des idées universalistes.
Pour autant, l’histoire et les pratiques montrent que leurs institutions génèrent bien du racisme. Par ailleurs, ce qui caractérise un Etat raciste, ce n’est pas seulement ce qui se passe à l’intérieur de ses frontières nationales, c’est aussi le rapport aux anciennes colonies qui restent encore sous domination.
Aucun des chefs d’Etat francais ne s’est affranchi du rapport colonial et tous agissent en Afrique comme des colons. Le dernier voyage de Macron de ce point de vue est éloquent.
N.H-M : Au-delà des militants, n’est-il pas nécessaire de convaincre ceux qui ne l’expérimentent pas, ce racisme d’Etat, afin de faire avancer la vision que vous défendez?
H.B : Bien sûr, il faut convaincre ceux qui n’expérimentent pas le racisme de rejoindre notre mouvement – c’est même un axe stratégique fondamental – mais il faut surtout et d’abord convaincre les principaux concernés, ce qui n’est pas une mince affaire.
N.H-M : Votre ouvrage et vos analyses trouvent un écho international quand en France votre parole est disqualifiée. C’est un bon signe pour vous ?
H.B. : C’est en France qu’il fait le plus de mal (au sens positif dans ma bouche). C’est donc la France qui réagit le plus mal. Mais, il ne faut pas croire que les militants décoloniaux sont bien accueillis dans leur propre pays.
Il suffit de voir comment la gauche française se pâme d’admiration devant Black Lives Matter et comment elle se méfie des collectifs de familles victimes de crimes policiers en France.
La réciproque est vraie. Aux États-Unis, on réprime BLM, mais on n’hésite pas à donner la parole aux voix contestataires venues d’Europe.
N.H-M : Le PIR fait entendre sa voix comme d’autres collectifs antiracistes. Au-delà de la dénonciation, que proposez-vous pour avancer, concrètement ?
H.B. : D’abord, nous ne sommes pas un collectif antiraciste. Nous sommes une organisation politique décoloniale qui dépasse et de loin la simple question du racisme. Nous sommes avant tout des antiimpérialistes.
Nous pensons que l’impérialisme, les guerres et la misère qu’il engendre ne feront que rendre plus imminentes des catastrophes à l’échelle planétaire dont les pays riches ne sortiront pas indemnes malgré tous les efforts de protectionnisme dont ils font preuve. Nous vivons avec l’espoir d’éviter le pire et de participer à notre échelle à une forme d’alternative viable pour tous les habitants de la planète.
N.H-M: Dans une interview accordée au Monde, le 12 janvier 2018, Antoine Gallimard, expliquait renoncer à la publication des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline. Aux accusations de nourrir l’antisémitisme, il répond : « aujourd’hui, l’antisémitisme n’est plus du côté des Chrétiens mais des Musulmans, et ils ne vont pas lire les textes de Céline. » Qu’en dites-vous ?
H.B. : Ce propos a abondamment été critiqué sur les réseaux sociaux. Franchement, je n’ai rien à ajouter et surtout je refuse les indignations sélectives car en effet, il dit tout haut ce que tout le monde pense tout haut.
La différence, c’est que le propos est tenu avec une désinvolture et une franchise déconcertante.
Mais quoi de neuf depuis la sortie de “La Nouvelle judéophobie“ de Pierre-André Taguieff qui a popularisé et rendu légitime ce point de vue sur les musulmans et les quartiers en général ?
Rendons à César ce qui est à César. L’opération idéologique est cousue de fil blanc : blanchir les Blancs d’un phénomène européen- l’antisémitisme- dont on feint de croire qu’il a disparu alors qu’il est toujours présent sous la forme de l’antisémitisme ancien, qu’on retrouve notamment dans l’extrême droite, mais pas que, et sous forme philosémite dans la droite et la gauche républicaine ou dans les milieux distingués et intellectuels. Les indigènes ont bon dos.
S’ajoute à cela l’opportunité de criminaliser l’antisionisme et le tour est joué. Cette “lutte contre l’antisémitisme” sert beaucoup de causes inavouables et des desseins peu ragoûtants. Il est à parier qu’avec cette manière de “lutter contre antisémitisme”, l’antisémitisme ait de beaux jours devant lui.
N.H-M: Finalement, le sentiment qui prédomine dans les classes dominantes à votre égard s’assimile à de “l’insolence”… Plus les voix discordantes émergent, plus le débat se crispe. Comment voyez-vous la situation à 10 ans, en France?
H.B. : Si c’est ça, je pense donc que nous avons un devoir d’insolence car ceux qui nous combattent aujourd’hui sont ceux qui ajoutent à la misère du monde. Ce devoir d’insolence, il a ceci de particulier qu’il n’existe pas pour servir les intérêts d’une minorité, mais servir la collectivité. Ce qui est plutôt à notre honneur.
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï