Jean-Marie Charon: “L’information à valeur ajoutée est un enjeu économique”
Jean-Marie Charon est sociologue des médias. Il publie Rédactions en invention. Essai sur les mutations des médias d’information, (Ed. Uppr). Un état des lieux des défis que la presse française doit relever pour se mettre au diapason de ses lecteurs. Et des logiques économiques. Interview.
N. H-M : Vous venez de publier Rédactions en invention. Est-ce un passage obligé pour la presse française aujourd’hui ?
Jean-Marie Charon : Nous sommes dans une période très particulière de mutation de la presse. Les modèles économiques sont très fortement perturbés les stratégies se recomposent
On voit bien qu’il y a un point de passage obligatoire pour les entreprises de presse qui doivent repenser leur rôle, leur place et l’organisation de leur rédaction.
Ce livre n’est pas une thèse. C’est avant tout une enquête. Elle consiste à voir, alors que les stratégies d’un titre à l’autre sont différentes ce qui justement les rapproche, ce qui les distingue et pourquoi elles travaillent ainsi.
N. H-M : Justement comment ses rédactions se réinventent-elles, si tant est qu’elles acceptent de se réinventer ?
J-M C. : Elles acceptent plus ou moins de la faire. Par rapport à il y a quelques années on est moins dans ce contexte où seule une petite minorité avait l’impression que beaucoup de choses se jouaient dans le renouvellement de leur métier et de leur rédaction, aujourd’hui la prise de conscience est plus large.
Il est évident que l’on ne peut pas faire autrement que de réinventer les choses. Si l’on regarde les grandes tendances dans la presse ou dans les entreprises numériques, les données de base, d’il y a seulement 10 ans, concernant le rôle de la publicité, la part des achats par les lecteurs, sont claires. Tout cela s’est arrêté, asséchant ces ressources pour les médias.
N. H-M : Justement, les journalistes sont-ils tous logés à la même enseigne face à cette évolution ?
J-M C. : Il y a une obligation à imaginer autre chose. Les journalistes vont le vivre différemment selon la place qu’ils occupent, selon la façon dont ils sont intégrés ou non à la structure.
Typiquement, les journalistes desk, s’ils ont l’impression qu’il y a des évolutions significatives peuvent rester. Mais quand ils sont jeunes, ils ont plus facilement tendance à partir.
A l’inverse, il y a des journalistes qui ont démarré dans des conditions similaires. En sachant saisir les opportunités en interne, ils bénéficient d’une très grande mobilité dans leur entreprise.
N. H-M : Un exemple ?
J-M C. : Regardons les journalistes qui sont aux Décodeurs du Monde. Ils vivent une aventure extraordinaire car ils inventent toute une série de contenus et de pratiques nouvelles, entre le fact checking, le data journalism ou les énormes enquêtes telles que celles des Panama Papers.
N. H-M : Et il y a ceux qui se réinventent hors les rédactions…
J-M C. : Oui à l’inverse, certains vivent la mobilité externe. On voit que les journalistes qui ont démarré dans la profession par la dimension numérique ont énormément bougé. Ils sont passés dans des pures players, sont allés dans différentes rédactions.
Par exemple, Benoit Raphaël qui a commencé au Post, a conseillé l’Obs pour faire le Plus et qui aujourd’hui conseille Nice Matin. En même temps, il fait des expériences autour des robots…
N. H-M : Face à la concurrence des réseaux sociaux, où chacun peut produire de l’information même à valeur ajoutée, comment la profession se positionne par rapport à cette nouvelle équation ?
J-M C. : Alors oui, il y a effectivement deux positionnements des professionnels de la presse. La première approche consiste à déployer une stratégie pour maximiser l’audience. Le but étant de réaliser un maximum d’audience à un moment donné.
Cela passe par de l’information de flux, de l’instantanéité, par un travail très important sur les réseaux sociaux et cela est possible grâce à la concentration. On voit bien que les leaders dans le domaine, ce sont 20 minutes ou Le Monde, Le Figaro voire quelques régionaux.
Mais pour trouver un modèle économique autour des audiences, aujourd’hui, il faut être dans les leaders. Et pour être dans les leaders, il y a un passage obligatoire par la concentration.
Même les leaders, ils voient bien qu’en misant sur les audiences, il y un affaiblissement de la ressources publicitaires, lié au rôle que jouent les réseaux sociaux.
La seconde approche concerne l’information à valeur ajoutée.
Il y a une nécessité de trouver une relation plus fidèle avec les lecteurs et que cette relation passe par une rémunération.
Tout le monde a compris qu’il ne suffit pas de dire « payant » et de fournir la même chose que d’autres. Personne n’ira payer un contenu que l’on peut trouver gratuitement. Cette relation privilégiée requiert une information à valeur ajoutée.
N. H-M : Justement par quoi passe l’information à valeur ajoutée ?
J-M C. : Cette configuration oblige les journalistes à produire de l’information à valeur ajoutée. Cela peut être des contenus traditionnels mais à travers lesquels on propose un traitement qui se distingue par son expertise.
Chez les grands quotidiens ou les pures players comme Mediapart ou Les Jours, la question de l’expertise journalistique est prégnante.
Il y a d’autres formes d’information à valeur ajoutée qui passe par de l’innovation dans la forme, dans les contenus avec le factchecking, sur la data, l’audio ou la vidéo, de travailler sur le participatif.
Il y a une série de domaines à explorer.
N. H-M : Aujourd’hui, le mass media n’est plus vraiment opérant…
J-M C. : Beaucoup de stratégies consistent à s’adresser à des publics particuliers dans des contextes particuliers en leur proposant soit des abonnements soit du participatif avec le crowdfunding, par exemple.
Je fais référence à l’expérience du The New York Times, qui fait rêver. Cela montre que cela est possible. Plus près de nous, Le Monde a, par exemple, annoncé avoir augmenté ses effectifs, passés au dessus de 400 journalistes.
Mais, ce n’est pas en réalisant des audiences énormes qu’il a reconstitué un potentiel en matière de modèle économique. C’est en regagnant des lecteurs grâce à des contenus payants à valeur ajoutée.
N’oublions pas que personne ne prendra un abonnement pour du contenu qu’il peut trouver en accès gratuit.
N. H-M : Pour finir, la presse se réinvente. Mais face à un niveau de concentration des médias très important, quelle marge de manœuvre a-t-elle vraiment ?
J-M C. : Cela nécessite de trouver des sujets très forts par rapport à des publics très forts. On est sur des marchés de niche. On peut voir des réussites comme Mediapart. On a un site comme Contexte, très spécialisé sur les sujets Europe, politique et administrative avec une quinzaine de journalistes avec un modèle économique qui fonctionne.
L’enjeu consiste à ce que des projets comme l’ICIJ ou Forbidden stories, avec de l’enquête ou du reportage, parviennent à des équilibres économiques.
Et puis, je pense que les choses pourraient se développer en matière de mutualisation avec des phénomènes d’enquêtes avec par exemple, Press4Kids. Cette start-up propose de la curation pour les enfants.
Elle travaille aussi bien pour Ouest France ou Le Progrès de Lyon. Ce modèle est intéressant à travailler tout comme le journalisme d’investigation. On voit des liens qui se tressent entre Mars actu, Médiacités ou Mediapart.
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï