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Le parfum d’Irak : Géopolitique du souvenir

Un ovni littéraire, à la croisée du roman graphique et du thread* Twitter. Avec Le parfum d’Irak (Nova/Arte Editions), le journaliste Feurat Alani signe une œuvre aussi évocatrice qu’actuelle. Lors d’une conversation dans un café parisien, Feurat Alani s’est confié à MeltingBook.

Une série de 1500 tweets consignés sur le réseau social des influenceurs. Une fenêtre ouverte sur cet Irak lointain de la fin des années 80 dont le souvenir affleure aujourd’hui. De cette matière, 1000 tweets composent Le parfum d’Irak, recueil graphique pour raconter l’Irak dans les yeux de Feurat Alani, enfant, adolescent puis reporter.

Tout commence à l’été 2016. Feurat Alani, journaliste pour la télévision, a du temps à tuer. “ Quand arrive l’été, les émissions sont en pause. Il y a moins de travail ”.

Présent sur Twitter- en tant que journaliste le réseau est incontournable pour trouver de l’info-Feurat Alani, franco-irakien, pose un regard intime et désabusé sur la situation dans ce pays qu’il tient chevillé au corps.

Très vite, le projet captive. “Des gens qui ne connaissent rien à l’Irak commencent à suivre les tweets”, relate-t-il. Des messages qu’il poste, quotidiennement, par série de dix.

Le projet est novateur. Il lève le voile sur une communauté peu connue en France. “Quand j’étais gamin, on devait être 3000 Irakiens en France. On se connaissait tous”, s’amuse-t-il. En France, l’immigration extra-européenne vient surtout d’Afrique. Empire colonial oblige.

“Contemplations” olfactives

Et puis, l’oeuvre mêle “de la chaleur, du sensoriel, des odeurs, des couleurs, il y avait surtout du quotidien…”, analyse t-il. L’élixir porte ses fruits.

Tweet 41: A Mansour, nous nous arrêtons à un glacier. Je déguste l’une des meilleures glaces de toute ma vie. Parfum abricot. Le parfum de Bagdad.

Des réminiscences olfactives qui contrebalancent avec une dure réalité, l’arrivée de Daesh dans le pays de son enfance.

“ On était deux ans après la prise de Mossoul et Falloujah par l’Etat islamique ”. A cette tristesse de voir son pays de cœur ployer sous les ténèbres daeshiennes, s’ajoute une frustration.

“ J’ai vu beaucoup de pseudo-spécialistes émerger ”, constate-t-il.

S’il se défend bien de toute animosité envers ces experts, il le confesse: “ J’ai une dent contre les experts de l’expertise ”.

Le parfum d’Irak bien que poétique est une œuvre critique. L’enfance et l’insouciance en sont l’essence. La dénonciation de ces boutiquiers de l’expertologie, le sens.

Feurat Alani

Feurat Alani

“Le voyage de ma vie”

Très vite, le lecteur se retrouve embarqué dans ce voyage initiatique, celui d’un jeune Français né de parents irakiens, dont le père sociologue et opposant à Saddam Hussein est privé d’Irak par le tyran de Bagdad.

Un père exilé, donc, qui garde son pays viscéralement ancré en lui. Un amour de l’Irak, qu’il compte bien transmettre à sa progéniture. Entre le dicible et l’indicible. Comme un acte de vie face au déracinement parfois traumatique de l’exil.

Alors quand la trêve entre les pays ennemis, Iran-Irak, est proclamée en 1989, l’Irak fait une entrée fracassante dans la vie du jeune garçon.

“ Mon père a ressenti le besoin de nous envoyer en Irak…comme une urgence ”, relate Feurat. On est en octobre 1989. L’école a recommencé. Tant pis. Le père s’est arrangé avec la directrice d’école. L’Irak n’attend pas.

Tweet 03 : Accueil arabe à l’aéroport de Bagdad, une centaine de membres de ma famille nous attendent. Je porte une cravate bleue. Je passe de bras en bras.

Feurat Alani vient de fouler le sol irakien et avec lui son histoire, son présent et son avenir, aussi. Le lien préexistait à ce voyage. Dorénavant, il se tissera dans le réel.

Car si Le parfum d’Irak ravit par sa forme, le fond résonne de plus bel. A mesure des tweets, surgissent, certes, des anecdotes mais aussi des questionnements avec en toile de fond, l’identité à la croisée de plusieurs cultures.

Sublimer l’hybridité

D’une double appartenance, à une société occidentale, consumériste et démocratique mais aussi à un pays arabe, traditionaliste et dictatorial. Une collision des cultures parfois abrupte.

Ainsi, en 1995, accompagné du père, désormais autorisé à rentrer en Irak, la famille Alani est arrêtée à la frontière irakienne. Un homme a tenté de “ faire passer un revolver ”. Les moukhabarat* sont sur les dents. Les Alani sont “ invités” à patienter dans un bureau le temps que le 4×4 soit fouillé. Feurat, alors, adolescent croise, nonchalamment, les jambes.

Tweet 160 : On nous assoit. Je pose la cheville droite sur mon genou gauche. Je ne me rends pas compte que la semelle de ma chaussure vise le bureau.

La posture déclenche les foudres de l’officier.

Tweet 161 : l’officier des moukhabarat me dévisage puis me hurle dessus. Il m’ordonne de me lever. Ma semelle vers son visage l’a rendu fou de rage.

L’intervention maternelle vient rappeler à l’agent que Feurat « n’a que 15 ans, qu’il ne sait pas ! ». Agir comme un “ homme ”, cela peut attendre, après tout. Un incident que bon nombre de “Franco-quelque” chose pour citer Feurat Alani, ont expérimenté.

Être à sa place nulle part, parce que pas assez “intégré” mais- et c’est en cela que réside l’importance de l’expérimentation-être à sa place partout. D’aucuns, concernés par ces identités enchevêtrées, vous le diront. La double culture, c’est avant tout une formidable aptitude à l’adaptation.

Une faculté qui transparaît tout du long dans Le parfum d’Irak. Par-delà la narration de destins croisés, comme celui d’Ahmed, le cousin devenu anti-américain ou Omar, torturé par la milice politique, ce fil twitter revisité sonne comme un roman d’apprentissage.

Celui d’un Français en quête de la partie manquante de son histoire, essentielle à son accomplissement. Et cette idéal, on le comprend bien à la lecture du récit, passe inéluctablement par l’hybridité.

De Saddam, tu ne parleras pas

Et puis, dans cet Irak où l’indicible est de mise, qui se vit par les odeurs et les fulgurances, la figure invisible du guide est omniprésente.

Feurat et sa sœur n’ont-ils pas ordre, dès leur premier voyage, de taire le nom de Saddam Hussein ?

Tweet 08 : Ma cousine me dit à l’oreille de ne jamais prononcer le nom de #Saddam Hussein dans la rue. Ma sœur, 6 ans, a cru que c’était un jeu. Elle hurle son nom dans la rue.

Rien ne peut supplanter l’insouciance. Mais la chape du plomb, Feurat a dû composer avec depuis l’enfance dans son quartier d’Argenteuil. “ A la maison, personne ne pouvait prononcer son nom ”, se souvient-il.

Saddam, figure répulsive mais tutélaire. Une relation ambivalente, prémisse d’une relation schizophrénique à l’homme, qui malgré tout, “ tient l’Irak ”. Par l’effroi, la défiance aussi. “ Au bout du monde, tu as peur de lui ”.

Une conscientisation précoce qui fait du jeune Feurat un enfant politisé. “ A 9 ans, tu connais le sens des termes dictature, politique, liberté de parole, moukhabarat* (ndlr : les services secrets irakiens) ”.

Vengeance contre justice

Même à 7000 kms, la main de Saddam guette, prête à punir. Pourtant, l’homme, comble de la complexité du lien au pays, pousse le père de Feurat Alani à revenir.

Dans le sillage de l’invasion du Koweït le 2 août 1990, de la mise en place de l’embargo ou des frappes de l’ONU avec l’opération Tempête du désert, en janvier 1991. Et dans cet Irak où les odeurs font partie du décor, autour de Feurat, l’on sent le parfum du chaos poindre.

Tweet 56 : Le 2 août, Saddam Hussein envahit le Koweït. Un cousin crie de joie. Ma cousine, elle, pleure et dit de façon prémonitoire : “ C’est fini pour l’Irak ”.

Une prophétie dont le 11 septembre 2001 accélère la réalisation. Au détriment de la vérité et de la justice. “ Nous savions très bien que Saddam Hussein n’avait rien à avoir avec le 11-septembre, qu’il n’était pas un jihadiste ”, explique l’auteur. Trop tard, Georges W. Bush et Donald Rumsfeld, apôtres du Bien contre le Mal, sont lancés dans une guerre dont tout le monde connaît l’issue. On est en 2003.

Il faut choisir son camp. Au manichéisme imposé par les Occidentaux, Feurat et son père apposent une fin de non-recevoir. “ On savait très bien que derrière le 11-septembre, il y aurait la conquête de l’Irak et la chute de Saddam ”.

Tweet 345 : Dès le lendemain du 11 septembre 2001, les néocons évoquaient l’Irak. Il n’existait pourtant aucun lien entre Al-Qaïda et Saddam Hussein.

La famille Alani choisit son camp. “ Mon père a tout de suite dit être contre cette guerre ”. L’intellectuel a parlé. “ Il a compris que Saddam Hussein avait été écarté, non pas pour ses idées, mais parce qu’il avait un projet ”. Aussi criticable soit-il…

Des propos nuancés. Car, devenu journaliste en 2003, Feurat Alani se définit avant tout comme “ un observateur ” du monde, à cheval sur la “ neutralité mais au service de l’objectivité des faits ”.

Avec ce récit graphique, il parvient à plaquer le regard de l’enfant pour mieux saisir l’évolution de l’Irak, à la manière du journaliste “ embedded ”. Sans fioriture, ni atermoiement, Le parfum d’Irak offre une jolie contre-plongée sur un pays clé du Moyen-Orient. Avec un angle inédit. Celui du vécu.

A partir du 11 octobre, Le parfum d’Irak sera diffusé sur Arte.tv sous la forme de 20 épisodes de websérie documentaire.

 

Nadia Henni-Moulaï

*Thread : fil

Entrepreneur des médias, Fondatrice de MeltingBook, Directrice de la publication et des Éditions MB.

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