Mennel, puissant tremplin pour la vieille extrême-droite
Après son passage à The Voice sur TF1, le 3 février 2018, la chanteuse Mennel Ibtissem, a soulevé les vieux fantômes d’une France nauséabonde. Wajdi Limam, doctorant, explique en quoi cette hystérie constitue la forme réinventée des techniques de l’extrême-droite. Analyse.
L’affaire Mennel est-elle un tournant? Nous ne reviendrons pas sur le choix de Mennel Ibtissem de quitter l’émission The Voice[1], après quatre jours de polémiques sur les réseaux sociaux.
Avec une technique, exhumer des posts Twitter et Facebook, certes discutables, mais qui suffisent à faire d’elle « une islamiste proche de Ramadan», etc[2].
Nous ne reviendrons pas non plus, sur les nombreux messages de soutiens envoyés à cette jeune fille[3], sur son amour du chant, sur sa reprise d’une chanson de Léonard Cohen[4], sur son choix vestimentaire ; loin de toute image que nous nous faisons de l’extrémisme.
Tentons une focale, sur l’utilisation d’une vieille rhétorique et d’anciennes méthodes propres à l’extrême-droite collaborationniste, parée de sa vision du monde conspirationniste, sa traque de l’anti-France, son refus de la modernité et de la raison.
Rien de neuf si l’on peut dire, donc. À un détail près. Inédit, d’ailleurs.
Cette vieille et nauséabonde approche est aujourd’hui, portée partiellement, par des acteurs venant de pays musulmans, qui capitalisent (ou instrumentalisent) leurs expériences de vie pour imposer leurs normes et leurs visions aux populations françaises issues des immigrations.
L’habitus de ces derniers, qui a été forgé dans des pays non démocratiques, tend à insuffler un climat délétère. Voyez la manière dont les débats et les controverses sont menés en France.
S’il y a eu par le passé d’autres polémiques de ce type, la spécificité de l’affaire Mennel Ibtissem reste entière.
D’où viennent ces méthodes ; qu’est-ce qui pose problème depuis maintenant près de trente ans et pourquoi des lignes fractures semblent a priori insurmontables dans la société française ?
Traquer le complot ?
Si les attentats de Paris et de Charlie Hebdo n’ont pas donné lieu à des « ratonnades » dans le sillage de l’amalgame musulmans/terroristes, si la pondération des acteurs en charge des politiques publiques fut exemplaire, il n’en reste pas moins que nous avons assisté à une nouvelle coalition, rassemblant les milieux politiques revendiquant une certaine compréhension de la République, de la laïcité et de l’extrême-droite la plus racialiste.
Ces derniers, dont l’arc va du FN jusqu’aux laïcistes de gauche, sont persuadés qu’en France, nous assistons à une montée de l’islamisme, que les populations musulmanes sont des adeptes de cette idéologie politique, qu’elles sont en train de mener sur le territoire national une guerre ( ils diront « Jihad ») contre les valeurs de la République, qu’elles pratiquent la ruse et la dissimulation pour atteindre leurs objectifs ( ils diront « Taquya »).
Cette approche est ancienne, il s’agit de se replonger dans les Territoires perdus de la République d’Emmanuel Brenner[6], pour re-contextualiser le débat.
Culture de listes ?
Au nom de ce prétendu danger, qui se nourrit de confusions sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici, des vieilles méthodes sont réactualisées. Celle de dresser des listes de “mauvais Français”.
Emmanuel Ratier (1957-2015), journaliste se classant à l’extrême-droite, auteur d’une feuille d’information qui, très régulièrement, pointait du doigt les « agents de l’anti-France » et leurs affiliations.
Henri de Coston (1910-2001), père spirituel du précédent, auteur d’un dictionnaire des changements de noms régulièrement actualisé, où il y signalait les changements de noms de personnalités publiques.
L’objectif étant de montrer la tentative d’infiltration des allogènes en France. Ils présente des notes, des documents biographiques, « je ne fais pas de fiches, mais à force de découper les journées, je finis par avoir des informations »[7]
Ces dignes héritiers de Brasillach nous avaient familiarisé avec ce genre de procédés et avec leurs approches conspirationnistes. Pour cette famille politique, il s’agissait de traquer les complots contre la monarchie, contre l’Eglise, contre la France. Il ne faut pas hésiter à aller voir et écouter les propos de Serge de Bekecth[8], journaliste à Radio Courtoisie dans les 1990-2000 et sa dénonciation nominale des Francs-maçons, des Israélites et des immigrés.
Si aujourd’hui cette extrême-droite n’existe quasiment plus (même si on peut en trouver des traces dans le réseau d’Alain Soral et dans certaines associations proch du Front national dans l’est de la France), il n’en demeure pas moins que le mécanisme reste opérant. Il s’agit d’aller traquer et dénoncer « l’ennemi intérieur » qui serait en train d’ourdir des complots contre « nous ».
Des listes, avec des noms, leurs éventuels noms de naissance, leurs appartenances éventuelles à une loge ou à une autre obédience, qui seraient contre la France catholique.
Aujourd’hui le procédé est le même. On traque le garçon, la femme, l’Arabe, le Noir, socialisé.e.s dans les quartiers populaires, et qui émergent dans l’espace public.
Que ces derniers soient dans l’univers politique, universitaire, médiatique, culturel, ils deviennent une cible, incarnant cette nouvelle « anti-France ».
Pour ces nouveaux conspirationnistes, il y aurait convergence entre des organisations antiracistes françaises, des organisations communautaires, des milieux universitaires progressistes dans le monde occidental ou conservateur dans le monde arabe, le tout financé par le Qatar et des organisations comme l’Open Society de George Soros.
Parmi les tenants de ces méthodes (flicage et dénonciation) et de cette approche (faire face à un complot), il faut signaler le rôle de fer de lance de personnes de culture musulmane (ce qui, en soi, permet de rompre avec la tentative d’assignation à des identités) primo-arrivantes en France.
Sociabilisés dans un autre environnement, porteurs d’une expérience (lutte contre le patriarcat, islamisme violent, confrontation avec le conservatisme, etc.) et d’une manière de voir le monde (méfiance vis-à-vis des foules, vis-à-vis de la démocratie, vision conspirationniste, etc.), elles n’ont pas expérimenté la France dès la naissance.
Elles ne connaissent pas réellement la société française et encore moins les quartiers populaires, face auxquels elles se situent dans un rapport paternaliste de « sachant », devant civiliser ces êtres hybrides (issus de l’immigration, expérience territoriale, expérience du regard de l’autre, etc).
Le vocable de la disqualification
Et pour tenter d’assigner et de catégoriser ces populations, quoi de mieux que l’utilisation de formules toutes faites, comme « islamisme » « communautarisme » ?
Mais il faut garder en tête que Mennel et les autres personnes qui se sont faits, auparavant, « scalper » sur la place publique sont des gens sociabilisés en France.
Que les débats sur l’islamisme, pour la plupart du temps, ne leur parlent pas. Et que leurs références, sont effectivement, du point de vue du sens commun des contre modèles.
Quand ils citeront des acteurs de la réislamisation, leurs détracteurs y verront des prosélytes, quand ils parleront de l’islamophobie, d’autres y verront des références à une organisation communautaire, quand ils parleront de Palestine, certains y verront de l’antisémitisme. Les modèles des uns sont le contre modèle des autres.
Réparer les lignes de fracture ?
Quels sont ces concepts mobilisés ? Islamisme, antisémitisme, voile, complotisme. Il serait ici trop fastidieux de reprendre l’usage de ces notions. Mais nous allons focaliser sur la question du voile, qui est depuis 1989, le point de crispation dans la société française.
Entre les filles qui souhaitent le porter et l’école publique, il faudra attendre la loi de 2004 pour officialiser l’interdiction du voile dans ces établissements .
Ce voile, porté a priori par choix[9] par des jeunes filles aux orientations diverses est perçu par d’autres comme le signe d’un asservissement et l’adhésion à une idéologie politique, l’islamisme.
Malgré des centaines de débats et de conflits sur la place publique, aujourd’hui, en 2018, on assiste encore à deux représentations du voile, qui sont irréconciliables, le voile comme choix et libre adhésion pour des jeunes filles contre le voile comme symbole de l’islamisme politique. Ces deux visions persistent et sont pour le moment a l’opposé.
Et surtout la crispation autour de ce « symbole » empêche de voir les dynamiques en cours à travers cet « objet », débats théologiques sur la question du voile et de l’intégration, enjeux du vivre ensemble à travers les purs et les impurs, enjeux sexuels à travers la banalisation de la sexualité hors mariage qui redessine les contours de la perception entre « coutume » et « normes religieuses ».
Ces questions participent à construire des réalités protéiformes des pratiques des musulmans en France, qu’il n’est pas possible de voir dans un tel contexte de crispation.
À chaque fois qu’un musulman d’apparence intervient dans l’espace public, comme pour le voile, le terme « islamiste »[10], est utilisé[11] pour le disqualifier.
Un islamiste[12] est un acteur politique et social qui s’engage dans l’espace public au nom de sa norme religieuse[13].
Ceci donne donc des partis islamistes, des groupes proches des Frères Musulmans, des groupes djihadistes, mais aussi étrangement des séculiers, Bourguiba qui a ainsi fait interdire temporairement le jeûn et le voile, l’a fait au nom de sa prérogative de chef de l’État (Emir Al mouminin) et au nom d’une lecture de l’islam.
Légitimité qui lui fut refusée par d’autres groupes religieux, à l’époque récente des Frères Musulmans. Mais les deux agissent au nom d’une lecture religieuse… N’oublions pas que chaque pays a des acteurs religieux qui lui sont propres.
Là encore, la tentation de l’assignation souhaite poser des catégories qui ne seraient pas dépassables, en oubliant la part de jeux et d’évolutions des acteurs, selon leurs intérêts (personnel, familial, professionnel, etc).
Pédagogie oui, exclusion non
Finalement, la tentative de disqualification de personnes issues de l’immigration au nom de leur foi réelle ou supposée, n’est pas quelque chose de nouveau. Souvenons-nous de Jean Marie Le Pen qui dira à l’Assemblée nationale, en 1958, à Pierre Mendès France : « Vous n’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques et presque physiques”, [14] nous en sommes aujourd’hui là.
La figure de l’Arabe, du Noir et de l’Asiatique homme ou femme, socialisé.e.s dans les quartiers populaires, cristallisent des répulsions presque physiques.
Et l’opération qui est menée conjointement pour les exclure des espaces publiques n’est pas nouvelle.
Bien entendu, que la société pluriculturelle française de 2018, dans un contexte de crise économique aggravée fait émerger les identitarismes. Reste à jauger notre conception de la République.
Sommes-nous des républicains aptes à produire du commun, à mobiliser les valeurs universelles des droits de l’Homme et de la raison et entreprendre un travail de pédagogie permettant à tous et toutes de se retrouver dans notre pays ; ou bien en sommes-nous à traquer des « jeunes » à les poursuivre de nos invectives ?
Oui il y a un travail de prévention et de pédagogie à entreprendre pour lutter contre les stéréotypes antisémites, contre les théories du complot [15], contre la tentation de la violence et de l’isolement. Mais encore faut-il que le « risque » de la rencontre se fasse, loin des brouhahas, des provocations, des tentatives de stigmatisation.
A la condition de croire que la Raison est la chose la mieux partagée et que personne n’est au bout de son histoire.
Wajdi Limam
[3] Zemmour, Mennel et l’anti-France
[5] Pratique condamnée par une certaine orthodoxie musulmane et que certains sites salafistes ont évidemment rappeler
[6] Emmanuel Brenner, Les territoires perdus de la République, édition Mille et une nuits, 2002
[7] Vidéo, la 3e minute . Il est, d’ailleurs, intéressant de noter qu’à la fin de sa vie il s’est rapproché d’Alain Soral
[8] Un exemple parmi des centaines, pour lui la traite négrière est l’œuvre des « juifs » qui tenteraient de rendre responsable les catholiques :
[9] Il existe désormais une large littérature scientifique sur la question. Voir notamment les travaux de Nilufer Gole, directrice d’études à l’EHESS.
[10] Un exemple de confusion dans l’usage des termes
[11] Voir la thèse de Gilles Kepel dans Gilles Kepel, Antoine Jardin, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, 2015 et la recension de Vincent Geisser dans Orient XXI
[12] Quelques éléments de réflexion dans un document qui date mais qui peut fournir des pistes d’exploration :
[13] Voir l’entretien de Haoues Seniguer
[14] Les courriers antisémites de Jean-Marie Le Pen, Médiapart
[15] Une présentation d’une recherche action que je suis en train de mener dans le Val d’Oise