Psycho-Radicalisation(s), des identités échouées au bord de la rupture
[#Série d’analyses]
MeltingBook publie en exclusivité une série de 10 analyses tirées du livre : Abécédaire du jihadisme post-daesh : Analyses Témoignages Perspectives (2018). Un ouvrage collectif sous la direction de Moussa Khedimellah.
La sixième analyse : celle de Edwige Picard, psychologue. Dans Psycho-Radicalisation(s), il dresse des profils psychologiques de “radicalisés”.
I – Deux Profilages (S. et L.) radicalisables
A- Profil S
Agé de 24 ans, est à nouveau en maison d’arrêt depuis quelques mois pour des faits de violences
sous consommation d’alcool et de stupéfiants. Son parcours délinquantiel est jalonné
d’incarcérations à de très multiples reprises pour vols, cambriolages, trafics en tout genre et
surtout, des faits de violences sous l’emprises de produits notamment auprès des forces de
l’ordre, des délits routiers. Il a grandi dans une histoire familiale mortifère à répétition : son
père se suicide dans ces premières années de vie. Par la suite, considéré par ses grands-parents
comme un enfant agité, ils le punissaient régulièrement avec des orties.
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Les autres analyses du livre collectif : Abécédaire du jihadisme post-daesh : Analyses Témoignages Perspectives (2018), sous la direction de Moussa Khedimellah
« Hûr ‘în » les 72 vierges du Paradis, Fantasmes et stratégie de com de Daesh
Quelques années plus tard, il découvre son oncle décédé dans les mêmes conditions que son père et en
parallèle sa mère s’installe avec un homme qui le maltraite physiquement. Après plusieurs mesures
éducatives, un suivi en pédopsychiatrie aboutit à une hospitalisation sous la décision de sa mère
dont il conserve un souvenir traumatique et entraîne un rejet en bloc du soin. Placé en centre
éducatif fermé, il fugue régulièrement et demande parfois à sa mère de venir le chercher malgré
les interdictions. Plus récemment, son frère meurt dans un accident de voiture commun. Il s’en
attribue la responsabilité. Ses relations conjugales baignent dans la violence, ce qui motive la
séparation avec la mère de son fils. Ce dernier décède lors d’un week-end de garde, d’une mort
subite du nourrisson. En pleine période de défonce, malgré une autopsie l’innocentant, il s’en
attribue la responsabilité.
Sortir du cercle
Ce parcours pourrait se réduire à une succession d’épisodes mortifère, dans une spirale de
destruction qui validerait un destin inéluctablement lié à la souffrance. Cependant, au cours de
ces années d’errances et de galères, S tente à de multiples reprises de briser ce cercle vicieux
de la répétition. D’abord réfractaire à tout accompagnement, il alimente des peurs auprès de
travailleurs sociaux à travers des relations d’intimidations, des menaces verbales et physiques.
Une obligation de soin le renvoie devant un « énième psy ». Un cadre de soin très stricte lui est
proposé. Ses stratégies de manipulation par tentatives de séduction et de complicité sont
abandonnées pour une relation un peu plus authentique. Il accepte finalement des rendez-vous
du psychiatre, construit un projet de réinsertion sans le mettre en échec. Plusieurs périodes de
grosses diminutions de consommation sont observées et une prise de traitement neuroleptique,
accepté. Il prend conscience que sa relation à sa mère, sa seule famille est également toxique.
Il envisage un projet professionnel dans une autre région, dans un secteur qui l’intéresse. En
effet, il a travaillé dans la même entreprise que son père. Le patron lui parlait de lui, soutenait
sa démarche. L’activité physique et répétitive canalisait l’impulsivité et lui procurait beaucoup
de plaisir et de valorisation.
Suicide, haine et kalachnikov
Après le décès de son fils, les conduites parasuicidaires manifestes s’enchaînent le ramenant
très rapidement en prison, comme un fait exprès ! L’incarcération devient un cadre protecteur,
contenant les angoisses et la souffrance paroxystique. Après les périodes de ruptures avec les
intervenants médico-sociaux, il s’affilie davantage et accepte des neuroleptiques qui l’apaisent.
Il tente à nouveau de s’éloigner. Mais à l’extérieur, rien ne tient. il recherche un cadre qui le
tient, contre lequel il peut se décharger sans pour autant être maltraité. L’incarcération et la
justice ont toujours jouer ce rôle « d’arrêt. » Ses relations à la justice sont anciennes et
empreintes de ce que Lacan nomme l’hainamoration, d’où ces propos inquiétants en pleine
médiatisation d’une affaire similaire « J’ai la haine madame ! j’ai la haine ! je « s’rai » pas en
prison, j’achèterais une kalachnikov et j’irai au tribunal… »
B – Profil L versus au féminin
Le trop plein et tentative de couple
L se présente en rendez-vous en pleurs. Après un premier entretien, elle décide de revenir en
consultation afin d’exposer plus en détails ses difficultés afin qu’elle puisse élaborer sa
demande. Dans un premier temps, elle centre ses propos sur des conflits conjugaux. Elle décrit
un quotidien surchargé, se plaint de l’accumulation entre le travail, les charges domestiques et
l’éducation de leur fils âgé de quatre ans. Elle dit avoir le sentiment de « courir partout » et
présente un syndrome d’épuisement. En couple depuis cinq ans avec le père de son enfant. Il
ne travaille pas et selon elle ne l’aide pas dans le quotidien. Ils vivent loin de tout avec un seul
véhicule, des problèmes financiers importants s’accumulent depuis plusieurs années. L a
rencontré son conjoint dans la rue, c’est lui qui l’a abordé et n’explique pas vraiment ce qu’il
lui a plu chez lui mais des origines africaines les rapprochent. Quelques mois après le début de
leur relation, elle tombe enceinte, refuse d’avorter malgré la pression de son conjoint. Il lui dit
ne pas souhaiter de vie de famille compte tenu de son mode de vie délinquantiel. Le couple se
sépare puis se retrouve sans davantage en expliquer le contexte.
Parents lointains, récidive proche
Madame décrit à cette période des tensions avec sa famille d’origine, notamment son père qui
n’accepte pas son choix de vie, l’abandon d’une insertion dans son domaine d’étude. Les mois
qui suivent sont instables sur le plan affectif. Elle tombe à nouveau enceinte et avorte à la
demande de son compagnon. Elle découvre que son conjoint entretient une relation parallèle
avec une autre femme. L est même amenée à se battre avec cette seconde compagne à plusieurs
reprises, suscitant l’intervention des forces de l’ordre. Elle aurait également subi, une agression
à caractère raciste. Si L consomme désormais de temps à autre du cannabis, son compagnon en
consomme tous les jours depuis très longtemps. Il a également participé à des trafics de
cannabis, d’héroïne, des actes de recels en tout genre.
Éloge de la fuite
Ce métier de trafiquant a mis la famille plusieurs fois en danger qui a donc souvent déménagé.
Dénoncés par leur entourage, retrouvés et menacés, ils ont cherché à se protéger : ils fuient leur
environnement, brisent leurs habitudes et s’installent loin de tout et de tout le monde. Une garde
à vue pour I.L.S. de trois jours pour son compagnon et vingt-quatre heure pour elle participe
peut-être à ce changement de vie ? Il a d’ores et déjà remboursé une partie de ses dettes illégales
mais continue de tenir des propos pessimistes concernant un avenir serein. Il ne souhaite plus
attendre une issue stable avant d’agrandir la famille, un projet d’enfant est envisagé, cette fois
par le couple. L retrouve des liens avec sa famille d’origine et son conjoint les investit
davantage. Il parle la même langue d’origine que le père de L mais ne l’utilise jamais. En
revanche, il se positionne de la même manière que lui en ne la transmettant pas à son fils,
prétextant qu’il a le temps. En effet, L déplore de ne jamais l’avoir apprise pour les mêmes
motifs et cette partie de leur culture ne bénéficie pas à leur fils. Elle a fini par grandir sans cette
racine, elle qui pourtant est si fière de pouvoir dire qu’elle a la seule à donner à son père un
petit fils africain. En revanche, pour son compagnon, ses origines ne l’enracinent pas : son père
demeure une énigme, sa mère le confie à une tante dès sa naissance qui l’élève de façon
autoritaire et maltraitante dans la religion chrétienne. Sans attache, sans ressource, il entretient
peu de relation avec les siens.
Conversion : Nouvel ancrage salvateur ou potentiel de violence ?
Bien plus, tard, il choisit de se convertir à l’islam, sans motivation apparente. Une conversion
de surface dans un premier temps, seul le porc est banni de l’alimentation contrairement à
l’alcool toujours présent et les prières, absentes. Plus récemment, il prie davantage, il incite L
à se convertir et enseigne les principes de l’islam à leur fils, lui interdisant également le porc.
Si sa compagne ne se convertit pas, elle approuve et soutient la démarche comme tout ce qu’il
entreprend d’ailleurs. Elle dit percevoir son isolement, son errance et cherche à l’arrimer à tout
prix sans jamais poser de limite, ni s’interroger sur sa propre vulnérabilité ou la dangerosité de
ses choix de vie. Cette posture de sauvetage justifie sa propre dépendance.
II- Jalons d’analyse du « fait radical » par le professionnel
A- Ethique et lien humain bienveillant
Ces vignettes illustrent les difficultés rencontrées dans l’évaluation d’un éventuel processus dit
de « radicalisation ». Beaucoup de questions éthiques y sont associées. En tant qu’intervenant,
prendre une décision de signalement cherche à s’appuyer sur une série d’éléments tangibles.
Or, la frontière demeure ténue entre l’individu fragile qui s’inscrit dans un parcours chaotique
et celui qui s’engage de façon irrémédiable et déterminée vers la mort. S’ajoutent à cela
désormais les consignes pour taire tout signe extérieur de radicalisation. Ces conversions
silencieuses demandent davantage de temps pour accéder à l’intime des individus et espérer un
repérage significatif suffisamment précoce. Si le processus de radicalisation demande plus ou
moins de temps celui nécessaire aux intervenants médico-sociaux pour s’affilier s’inscrit
d’emblée dans un rythme lent.
Cette relation avec ces professionnels rompt l’isolement des individus et le regard négatif qu’ils
portent sur la société. Comment savoir si le carrefour auquel ils se trouvent va les amener à
bifurquer dans une voie sans issue ou au contraire, choisir un chemin moins destructeur ? La
confiance nécessaire pour mettre en place l’accompagnement et leur permettre de choisir la
liberté est-elle compatible avec une évaluation ? Comment mettre une veille en place sans
glisser vers le jugement de valeurs hâtif et le risque de stigmatisation ? Ces rencontres avec les
professionnels sont l’opportunité de tisser un lien humain bienveillant, souvent manquant. Elles
engagent une responsabilité importante chez les intervenants qui tentent de les aider mais qui
se doivent aussi de continuer à évaluer le potentiel de dangerosité pour les autres et pour eux-mêmes.
Cet accompagnement peut être un moteur pour éviter un éventuel processus de
radicalisation ou réaliser un repérage précoce d’une situation qui s’enliserait. De leur côté, tous
les individus attendent quelque chose de ces rendez-vous puisqu’ils sont acteurs dans une
démarche volontaire et libre. Au regard de leur récent passé, Le couple a développé une grande
méfiance, tout comme S avec les soignants. Ces réticences s’estompent au fur et à mesure des
rencontres mais un sentiment d’intrusion associé à de trop nombreuses questions pourrait
rompre tout aide d’autant que rien ne dit que les démarches pour retrouver une vie stable en
cours ne soient pas fondées. Comment maintenir les liens sans risquer d’instaurer une forme de
méfiance et donc de distance ? Dans la situation de L, son compagnon tente-t-il une réinsertion
avérée suite à ses démêlés judiciaires ou cherche-t-il à manipuler son entourage de manière
temporaire afin de se faire oublier du « milieu » et de la justice ? L’attachement qu’elle lui
propose peut-il lui fournir une place et une valeur existentielle suffisante ?
B- Secret professionnel, le religieux comme ressource et potentiel de passage à l’acte
Dans les deux situations, la violence depuis l’enfance et les carences affectives, la trahison des
adultes, les consommations, le pessimisme quant à leur avenir peuvent amener à investir un
islam radical sans pour autant en être une causalité directe. Dans les deux cas, la quête d’une
figure paternelle, de repères structurants sont interrogés et peuvent trouver alors une issue
notamment dans le religieux. Pour autant, nombre sont ceux qui investissent cette solution sans
pour autant se diriger vers l’extrémisme et ce, quelle que soit la religion. De même, un discours
clair d’expression de la haine vis-à-vis d’un système peut signifier les prémices d’un passage à
l’acte hétéroagressif mais cette verbalisation auprès du professionnel révèle également un lien
d’attachement ainsi qu’une demande implicite pour limiter ce registre pulsionnel.
Parler de l’impulsivité favorise sa diminution ainsi que la mise en place de solutions mais est-
ce suffisant ? La recherche de limites par S, cette attaque de l’autre en miroir de lui-même, peut
trouver l’extrémisme religieux comme prétexte pour s’exprimer. La violence deviendrait
légitimement déversée, peut-être même utilitaire et valorisée si elle s’ancrait sur les principes
héroïques de vengeance sociale par exemple et le fanatisme servirait de support délirant
alimenté par les actualités médiatiques. Néanmoins, à ce stade du suivi, aucun élément de cet
ordre n’apparaît chez lui.
Quel motif légal justifierait de briser le secret professionnel ? Au-delà de l’intuition, sur quels
éléments l’intervenant fonde-t-il son signalement ? Comment intervenir sans briser la relation
thérapeutique, sans réitérer le sentiment d’abandon ou de trahison déjà vécu qui romprait le lien
de confiance et annihilerait tout possibilité de la prise en charge ainsi que de la poursuite de
l’évaluation et de la prévention d’un éventuel passage à l’acte ? L’investissement religieux du
conjoint de L ainsi que sa récente évolution sans raison apparente, l’importance accordée dans
l’éducation de leur fils au contraire des origines africaines, l’isolement familial et social passé
de monsieur, son parcours violent et délinquantiel doivent interpeller le professionnel.
Cependant, sans échange directe auprès lui, ces seuls éléments suffisent-il pour affirmer qu’un
processus de radicalisation s’enclenche ? Il s’agit d’accompagner L dans sa demande sans
négliger l’ensemble des éléments à questionner. Si l’intervenant n’est pas là pour se substituer
aux autres investigations, il ne peut faire l’économie de cette mission citoyenne.
L est celle qui ouvre le système familial sur l’extérieur de façon authentique et donne accès à
l’intime. Elle favorise le lien social mais sera-t-elle en mesure d’interpeller les professionnels
si la situation continue d’évoluer ? Elle n’a pas su se protéger ainsi que son fils de violences
passées et n’en a pas conscience. L a développé un lien de dépendance, voire d’emprise
concernant son compagnon, elle met tout en place pour le protéger sans aucune distance
critique. Comment favoriser l’aide d’interlocuteur extérieur ? Comment les professionnels
peuvent-ils susciter chez elle une distance protectrice dans un processus de différenciation ?
Les problèmes financiers semblent un tremplin possible pour faire venir le couple dans une
institution sociale. Elle l’incite également à débuter des démarches de soins par rapport au
cannabis, sans succès pour le moment. Cette situation nécessite-t-elle un signalement et de
façon plus générale, à quel moment considérer que la situation en relève ? Les échanges entre
les professionnels aident à prendre du recul, à co-évaluer la situation à partir des éléments
recueillis. A partir de quels éléments et sur quoi signale-t-on ? L’absence de formation créée
des peurs et alimentent des fantasmes de dangerosité susceptibles d’empêcher l’intervention
médico-sociale.
C- Risques liés au signalement et Complémentarité des approches
Sans connaissance spécifique, le flou des frontières institutionnelles (judiciaires, sociales,
médicales…) et de la délimitation des interventions de chacun, insécurisent les intervenants qui
s’interrogent de nouveaux quand la décision est prise de signaler : à qui ? Comment faire ? Pour
quoi faire ? Quelles conséquences pour les individus ? les professionnels ? pour la relation
d’accompagnement ? Des représailles sont-elles à craindre ? Comment l’intervenant peut-il
s’appuyer sur une équipe si cette dernière se sent elle-même insécurisée ? A cela s’ajoute le
sentiment d’impuissance lié à la méconnaissance et la complexité des interventions sans
garantie d’utilité et d’efficacité.
Le décloisonnement des pratiques professionnelles, la rencontre des cultures sociales,
éducatives et médicales favorisent les échanges et la partage d’informations, au-delà d’un
partenariat institutionnel. La formation au repérage ainsi qu’aux axes d’interventions possibles
fournirait des repères objectifs à partir d’une culture commune. Face aux ruptures de liens
sociaux dans une société individualiste, le défi des acteurs est de travailler ensemble.
Les spécialistes de l’attachement ont démontré que l’homme n’est pas fait pour vivre seul. Au
cours de notre existence, les relations aux autres se modulent dans d’incessants aller/retour, au
cours desquels se succèdent des périodes d’attachement mais aussi de séparation, voire de
rupture. L’expérience de la séparation sera d’autant plus supportable lorsque tout comme
l’attachement, elle est soutenue plus jeune par les adultes et participe de façon fondamentale à
la construction identitaire : « Je me reconnais dans le regard de l’autre qui s’intéresse à moi,
il me fait exister et m’accorde de la valeur, je peux ensuite me différencier de l’autre et me
donner de la valeur ». Il est donc indispensable de se lier à l’autre mais aussi de pouvoir s’en
distancier grâce à des limites dans l’éducation, l’enfant peut intérioriser les interdits qui
favorisent la différenciation et pose les bases de l’autonomie. Quand la parentalité manque ou
défaille, les institutions prennent le relais. Cependant, la société actuelle valorise l’individu au
détriment du collectif et les frontières institutionnelles s’estompent entre espace public/privé,
permis/interdit, institution/individu. Les individus qui n’ont pas intériorisé ces limites cherchent
alors des repères et plutôt que de rencontrer la liberté, grâce à un cadre qui serait clairement
défini, ils se confrontent au vide et à l’angoisse d’abandon, de morcellement, de persécution.
Ils cherchent à combler le manque et réinterrogent la distance dans la relation à l’autre. La
clinique de l’adolescence montre que de la revendication d’indépendance, l’individu parvient à
l’autonomie. Or, l’autonomie consiste à définir ses propres règles, auto signifie : « soi-même »,
« nomie » : les règles. Le Littré précise que celui qui est autonome se « fait sa règle à soi-
même », « jouit de ses propres lois ». Ce processus de construction psychique par lequel
l’homme deviendrait adulte n’a de sens que si notre société lui propose un cadre au sein duquel
chacun peut ensuite définir ses relations aux autres de façon autonome puisque tous ont les
mêmes règles de base du jeu relationnel. Devenu autonome chacun peut alors poser ses limites
et affirmer ses choix car jusqu’à présent, les institutions fournissaient des repères collectifs au
sein desquels s’opérait une navigation en toute liberté. La dissolution des systèmes ainsi que la
revendication de la liberté individuelle obligent à redéfinir les limites avec l’autre de façon
permanente, à réinterroger le lien social et du même coup nous amène à réinterroger
l’autonomie. En effet, comment définir ses propres règles dans les relations aux autres, si plus
aucune règle commune ne fournit de repère de sorte que les individus n’ont plus de limite dans
les relations ?
Les individus se trouvent désormais en prise directe les uns avec les autres, favorisant ainsi la
dépendance et la codépendance. Le comportement addictif, considéré comme une pathologie
du lien, par exemple sert de bouée existentielle, mais parfois c’est l’autre qui tient cette place.
Reste à savoir qui s’accroche à qui ? L’autonomie n’a de sens que lorsqu’elle s’exprime dans
un cadre régulé extérieurement. Le flou actuel des frontières oblige chacun à redéfinir ses
propres frontières afin de ne pas être envahi ou dévoré par l’autre et vice versa. Cela suppose
une intériorisation des limites et des règles transmises par les adultes depuis l’enfance. Ce
travail d’intériorisation des frontières de la relation serait d’autant plus déterminant que les
repères institutionnels s’estompent. Dans le cas contraire, l’individu cherche des repères sur
lesquels il peut s’appuyer, se valoriser, exister plutôt que d’être nié. La radicalisation serait-elle
une réponse de ce point de vue pour (re)construire une espace mythique où la valorisation de
soi est retrouvée ? Une place primordiale serait donc accordée à la transmission par les
générations antérieures et une responsabilité collective dans les réponses à apporter au
phénomène. Les individus isolés socialement, sans relais tels que le sociologue Serge Paugam
a pu les décrire favoriseraient des relations de dépendances, voire de pouvoir entre les individus.
D- Conclusion provisoire
Pour les intervenants médico sociaux et éducatifs confrontés au fait radical latent, afférent ou
naissant, il s’agit donc d’abord de s’engager humainement dans les relations, il s’agit en fait
c’est un pari qui consiste à réussir à tisser un lien authentique et de confiance mise à mal pour
des identités échouées au bord de la rupture. L’intervenant tente de restaurer ce lien dans une
inquiétude humaine et bienveillante qui tentera d’arrêter la spirale mortifère, nihiliste et
potentiellement génératrice de passage à l’acte violent. Il s’agit ainsi de donner de la valeur à
l’individu à travers la relation, lui permettre d’exister, d’être reconnu socialement et répondre
à cette demande de lien, à cette quête de repères, de retrouver le sentiment d’appartenance à
une communauté humaine, devenir sujet et acteur de sa vie. Un défi dans notre société
contemporaine pour maintenir et favoriser le « vivre ensemble » est à construire mais clairement
mis à mal.
Par Edwige Picard