TOP

Rachid Taha, « Français tous les jours, Algérien toujours »

Historienne et directrice de Pangée Network, Naïma Yahi côtoyait parfois Rachid Taha, chanteur décédé dans la nuit du 11 au 12 septembre. Elle lui rend hommage, après son enterrement en Algérie, ce vendredi.

Rachid Taha nous a quittés.  Mon émotion est profonde et singulière, comme rarement ces dernières années. Mes pensées vont à sa famille et ses proches.

Je partage leur deuil car nous avons je crois collectivement perdu l’un des derniers rockeurs français mais aussi certainement le plus grand rockeur algérien de ces dernières décennies.

Dans ce qui semble alors une contradiction pour les uns, c’est une évidence pour les autres : Rachid avait toujours été constant sur ce point :

« Français tous les jours, Algérien toujours ». Que ne disait-on pas dans les années 80 à propos des enfants de l’immigration maghrébine qui avaient « le cul entre deux chaises », perdu dans une identité difficile à définir ?

 

Quand il chante du rock arabe dans les quartiers avec son groupe Carte de Séjour, on les appelle encore « jeunes immigrés » puis les « beurs » : personne, même pas eux-mêmes – ne les considèrent comme français.

Pourtant, ils ne partiront pas, même quand la crise s’installe durablement et met un terme aux Trente Glorieuses.

Pour seule réponse à la présence de centaines de milliers d’enfants maghrébins en France, des dispositifs de départ :

les cours d’arabe dispensés exclusivement aux enfants d’immigrés pour favoriser le retour au pays, le dispositif de l’aide au retour qui a eu cours de 1977 à 1986 – les fameux « 10000 balles »-, et les discours hostiles aux mouvements ouvriers maghrébins dans l’industrie automobile qualifié par le premier ministre Pierre Mauroy de « grève des ayatollahs »…

De l’usine à la scène

Voilà le contexte qui est celui de Rachid quand il fait irruption avec sa bande de copains sur les plateaux télés et dans les concerts undergrounds.

Produit d’une génération militante, Rachid quitte la vie d’ouvrier pour devenir un rockeur engagé, reconnu dans le monde entier comme un chanteur français de langue arabe.

Et c’est en cela qu’il nous a permis à nous, enfants de l’immigration maghrébine, de nous réconcilier avec notre patrimoine culturel familial.

Nos langues vernaculaires, nos coutumes, nos chansons… Oui, il était écrit que nous serions français mais riches de nos différences.

L’aiguillon de sa démarche artiste était bien sûr de refuser tous les labels.

A la croisée des mondes militants, du showbiz et de l’impérieuse nécessité de transmettre les richesses patrimoniales de la chanson de l’exil, Rachid déambulait dans la vie en faisant fît des critiques et  à l’avant-garde de cette fusion musicale et politique, nous lègue un patrimoine culturel et militant très important.

Art et subversion

Le répertoire de l’artiste est pluriel : s’il propose avec Carte de Séjour un Rock en colère, saturé et criard comme le font les groupes punks de l’époque, il reste constant dans son rapport à l’arabe dialectal dans ses créations. C’est pourtant avec sa reprise orientale de Douce France que le groupe rencontre le succès en 1985.

A la fois rock, punk, techno, raï et chaabi, ses albums révèlent sa créativité, son avant-gardisme en matière de fusion et son charisme sur scène, lui qui était à l’aise dans tous ces répertoires.

Cet avènement médiatique est nourri en amont par plusieurs années de mobilisations auprès des militants des luttes portées par les quartiers dès le début des années 1970.

Ancrer les luttes

Ce « cri » en provenance de la banlieue lyonnaise, ce « Rock beur » est né d’un mélange de mobilisations contre les crimes racistes et sécuritaires et de l’engouement pour la musique d’outre-manche.

Il marque une rupture générationnelle forte d’avec les aînés qui chantaient les affres de l’exil, et la nostalgie de la terre natale.

Avec Carte de Séjour, les dimensions politiques et esthétiques changent radicalement : le message sera « On est ici chez nous », et le métissage Rock n’ Roll et langue arabe dialectal propose une nouvelle fusion réjouissante.

Quand à la fin des années 90, il reprend le standard « Ya Rayah », faisant entrer au patrimoine mondial de la chanson, le répertoire de la chanson de l’exil.

Au delà des aspects purement artistiques comme de nouveaux arrangements plus contemporains qui n’enlèvent rien à la magnifique création de Dahmane El Harrachi, il apporte une sororité rock, et le message d’une réappropriation patrimoniale par les enfants de l’immigration.

Rachid, Dahmane et la France

Ces derniers répondent présents car ils font de ce titre leur hymne qui réconcilie leur histoire avec l’exil, et cet héritage de l’immigration.

En définitive, il fait le lien entre les générations, entre les deux rives de la Méditerranée. Car cette chanson appartient autant à la France pour y avoir été créée, qu’à l’Algérie.

Avec sa disparition me revient en mémoire d’autres acteurs incontournables de ces luttes à la fois dans le champs des droits humains comme celui d’une reconnaissance patrimoniale :

je pense ici à Mohamed Nemmiche, alias « Momo », à la silhouette bonhomme et le verbe haut que connaissait bien Rachid.

Journaliste, facilitateur de projet et militant inlassable pour la reconnaissance patrimoniale des créations de l’immigration, il fut l’un des premiers à dresser le portrait de Dahmane El Harrachi dans l’hebdomadaire de l’immigration « Sans Frontières » puis de poursuivre dans les pages de Libération.

Mort dans l’indifférence quasi générale, peu sont ceux qui connaissent le rôle qu’il a joué dans l’émergence médiatique et culturelle de la génération dite « beur ».

Avec la disparition brutale de l’icône rock et raï qu’était Rachid Taha, ne doit pas disparaître notre volonté collective pour une meilleure prise en compte patrimoniale de la mémoire culturelle de l’immigration, inscrite dans la mémoire des luttes portées par les héritiers de l’immigration qui ont grandit dans les quartiers.


Naïma Yahi est directrice de Pangée Network, membre de Remembeur, historienne, chercheure associée à l’Unité de recherche Migrations et société (URMIS) de l’université de Nice Sophia Antipolis, spécialiste de l’histoire culturelle des Maghrébins en France. Auteure de spectacle et de documentaires, elle a co-écrit la comédie musicale Barbès café (Cabaret Sauvage, 2011). Documentariste, elle a proposé le film La Mélodie de l’Exil (France Ô, 2011) et le film Marchons, marchons… (Public Sénat, 2013). Elle a été co-commissaire de l’exposition « Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France » (2009) à La Cité nationale de l’histoire de l’immigration et en a codirigé le catalogue.

 

Raconter, analyser, avancer.

Post a Comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.