Ken Loach rend la pauvreté visible pour mieux la combattre
Samira B. est professeure dans un lycée en province. Elle a vu “Moi, Daniel Blake”, de Ken Loach, Palme d’Or à Cannes en mai dernier. Un film qui raconte sans détour la pauvreté. Et surtout la dignité.
Un film militant à voir absolument en ce moment? « Moi, Daniel Blake». Cinéphile invétérée, je décide d’aller voir le dernier Ken Loach, sans m’imaginer qu’il continuerait à occuper mon esprit longtemps après.
On ne ressort pas indemne de la salle. Secouée, j’ai cojité, encore et encore. Car il vous bouleverse. Il touche cette partie de vous-même, parfois en veille : celle de l’indignation.
L’histoire vous saisit et sans savoir pourquoi, vous vous sentez impliqué, pris dans le dénouement : bref, vous voulez en parler au monde entier !
« Moi, Daniel Blake » c’est l’histoire d’un menuisier de 59 ans qui, après une crise cardiaque dans le chantier dans lequel il travaille, se voit contraint par son médecin à une interdiction de travailler.
Pour la première fois de sa vie, il fait appel à l’aide sociale. Un préalable pour bénéficier d’indemnités, lui qui a travaillé toute sa vie peut alors prétendre à « récupérer » la juste rétribution de ses impôts au moment où son cœur flanche. Pourtant, suite à un entretien destiné à évaluer son état de santé, il est jugé apte au travail…
L’histoire de David contre le Goliath administratif…
Quelqu’un qui a failli mourir, à qui on dit, vous pouvez continuer de travailler malgré l’avis du médecin… Forcément il y a un non-sens quelque part. Et c’est bien là que tout commence.
Un simple questionnaire, standard, auquel répond Daniel Blake. Des questions fermées : « répondez juste par oui ou par non monsieur » pour savoir si le demandeur peut bouger le bras ou encore parler pour se faire comprendre.
Un questionnaire qui n’inclut pas la question des problèmes cardiaques, celle qui fait qu’à un moment tout s’arrête. Daniel fait remarquer à l’agent qu’il faut en venir aux faits : « Est-ce qu’on peut parler de mon cœur ? ». La suite du film raconte le périple de ce Daniel Black, incarnation de cette Grande-Bretagne populaire, celle de la pauvreté.
Au cœur du travail de Loach et de son acolyte depuis 20 ans, le scénariste Paul Laverty, une critique acerbe de l’administration britannique.
Film kafkaïen en puissance, dès l’ouverture du film. Cette première scène, en voix off, nous permet de nous concentrer sur une voix qui semble habituée à faire passer le même questionnaire des dizaines de fois par jour ; qui parle à un homme qui a un unique problème qui ne sera jamais évoqué durant l’entretien.
Le discours d’un automate face au discours d’un être humain. Un seul questionnaire général, pas de cas particulier. C’est là la première aberration du film, on y apprend que l’agent n’a pas de qualifications médicales, et pire, qu’elle ne travaille pas directement pour la sécurité sociale, mais pour un sous-traitant : une entreprise privée.
Ainsi les entreprises privées ont remplacé progressivement les gestionnaires d’antan de la sécurité sociale. Elles cherchent donc la rentabilité à tout prix et sélectionnent grâce à un questionnaire orienté : « le bon malade ».
Après cette première exclusion vécue, Daniel Blake doit se frotter à un nouveau mammouth administratif : le Job Center (le pôle emploi britannique). Car le « plan B » pour Daniel est de chercher un emploi, qu’il ne pourra certes pas occuper à cause de sa maladie, mais qui lui permettra au moins d’avoir un revenu de substitution.
Ici, c’est la relation agent administratif/usager que Loach met en lumière. Caméra au plus près saisit le mécanisme qui s’opère dans cet échange. On y voit tantôt des agents zélés sur le moindre détail administratif, arrogants vis à vis d’une catégorie de population précarisée dans laquelle les agents pourraient eux-mêmes basculer, et condescendants comme pour les punir de leur statut de chômeurs.
Tantôt des agents-trop rares-, cette fois, qui prennent plus de temps avec les candidats à l’emploi, de manière à augmenter l’efficacité de la recherche d’emploi, et surtout, à leur donner ou redonner confiance en eux.
Un contraste. Dans les Job center, l’ambiance est plutôt celle du contrôle, grâce à une mise à distance de la part des professionnels de l’agence de l’emploi : des individus souvent froids, presque inhumains et qui, forcément, déshumanisent les chômeurs.
Chaque étape dans son inscription devient un parcours du combattant, tant il est semé d’embûches procédurales. Une administration qui choisit de complexifier les procédures, les rendant à force inefficaces.
Or lorsque les règles se complexifient, que l’accueil de l’usager est exécrable et sa stigmatisation banalisée, les administrations fabriquent « le non-recours», poussant les usagers à se détourner d’un droit auquel ils peuvent prétendre.
C’est aussi la « personnalité bureaucratique » (Robert Merton) qui est ici dénoncée, celle qui est obnubilée par les règles, celle qui a remplacé le sens de l’action, par le respect de la règle comme impératif absolu.
La grande chasse aux «assistés»
Dans l’analyse du réalisateur, l’administration est instrumentalisée comme arme politique. Utilisée par l’Etat pour durcir sa politique de prestations sociales , l’administration devient, alors, volontairement inefficace.
Loach ira, d’ailleurs, interroger de nombreux agents de ces services, mais aussi les bénéficiaires.
Lors d’une interview pour la promotion de son film, il relate quelques situations vécues lors de son enquête de terrain, toutes aussi arbitraires les unes que les autres.
Il y a l’homme à qui on a suspendu les indemnités car il ne pouvait se présenter à son entretien, puisqu’il accompagnait sa femme qui allait accoucher… Un autre qui a fait une crise cardiaque pendant son rendez-vous d’évaluation. Celle-ci n’ayant pu être terminé, il sera radié de la liste des demandeurs d’emploi… Ou encore cet homme qui avant de se rendre aux funérailles de son père, préviendra l’agence de l’emploi mais sera quand même suspendu…
Loach transmet remarquablement cette ambiance générale anxiogène dans les Jobs centers. Tout y est : attente interminable, incompréhension, dialogue de sourd pour prouver sa recherche active, surveillant qui campe le rôle du vigile pour évacuer le chômeur réfractaire aux règles, supérieurs hiérarchiques jamais très loin…
Dans cet univers strictement ordonné, où chaque chose est à sa place, le combat est inégal entre le modeste menuisier et l’administration. Mais l’âge de notre héros n’enlève rien à sa force, tant il est déterminé, malgré les obstacles.
En mettant la lumière le personnage de Daniel Blake, Loach s’intéresse à cette génération de travailleurs manuels qui se rapprochent de l’âge de la retraite, souffre de problèmes de santé, et se retrouve étranger à un monde au visage individualiste.
Un monde où le numérique dématérialise et efface la version papier, un monde où le lien social est bridé par le virtuel, le monde qui rajoute aux clivages habituels une fracture numérique.
Quand le spectre de Thatcher hante l’œuvre
Si l’homme aux 40 films porte un regard si bienveillant vis-à-vis des laissés pour compte, c’est qu’il est engagé depuis toujours en faveur de leur cause. Conscient des ravages du libéralisme, son film est un parfait réquisitoire d’un système qui éloigne, toujours plus cyniquement que jamais les plus pauvres.
Il dira dans une interview : « les pauvres sont responsables de leur pauvreté, voilà qui protège le pouvoir de la classe dominante ». Et dans cette tradition libérale installée depuis longtemps, la figure de Margaret Thatcher, dame de fer, n’échappe jamais aux critiques de Loach.
Responsable d’un grand nombre de privatisations au Royaume-Uni, ayant participé à la libéralisation financière, et à la flexibilisation du marché du travail… Thatcher incarne alors celle qui a considérablement affaibli les syndicats dans son pays, supprimant des postes de fonctionnaires, baissant les impôts des plus riches au même moment où elle baissait les dépenses publiques pour le logement ou encore la santé.
Et dire que le probable futur gagnant de la primaire à droite ici en France n’hésite pas à vanter les mérites de «la dame de fer», s’inspirant ouvertement de ses réformes.
Pour sûr, Thatcher a organisé la pauvreté. Et aujourd’hui ce n’est pas sans conséquence. Ce même modèle libéral anglo-saxon qui a privilégié le marché, oblige des pans entiers de la société à tomber dans les filets de sécurité minimale.
On s’enfonce, alors, dans une sorte « d’effet Saint-Matthieu». « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré… ». Une fois dedans, c’est toutes les formes de discriminations envers les plus pauvres qui s’abattent sur eux.
35 heures par semaine pour chercher un travail qui n’existe pas
« C’est une vaste plaisanterie : chercher des boulots inexistants, tout ça pour m’humilier ! » , s’insurge le héros de Loach. Sur ce cri de révolte, Daniel Blake dénonce la bêtise de ce qu’on lui impose.
Prouver qu’il a cherché du travail, dans un contexte où le travail se fait rare, et où l’embauche dans son secteur est presque inexistante. Pourtant il s’adapte, il passe d’un bureau à un autre, répond à toutes les exigences des agents, se pliant au gigantesque rouleau compresseur administratif.
Et comme tous les pauvres ou ceux en passe de le devenir, il «se raconte» devant chaque agent administratif. Dans ce système où on n’a rien sans rien, il faut se justifier d’être ce «bon pauvre» qui recourt aux aides quand c’est son unique option.
Y a-t-il plus grande humiliation que de proposer sa propre biographie à une administration, livre son récit de vie dévoilant jusqu’à quelle mesure on doit être aidé, et ce à un parfait inconnu bureaucrate ? En somme… un entretien, non pas d’embauche à un emploi, mais d’embauche à l’installation durable à la précarité.
Dans cette vaste «armée industrielle de réserve »-pour citer Karl Marx, qui désignait le rang des prolétaires qui ne faisaient qu’augmenter, les mettant en concurrence entre eux et abaissant par la même, toujours un peu plus les salaires-il faut prouver qu’on est un «honnête chômeur», et en terre britannique, on le prouve en passant autant de temps à chercher du travail que si on avait la chance d’en avoir un réellement (35h rien que ça !).
Sans quoi, on vous suspend pendant des semaines vos allocations chômage, et la sentence tombe à la moindre occasion. Comme un simple retard à votre entretien au Job center. Le Diable est dans les détails…
Tout ceci pour quoi ? Une maigre consolation… En Grande-Bretagne, il faut avoir travailler au moins deux ans pour prétendre aux allocations de chômage (c’est six mois en France), pour bénéficier de six mois maximum d’indemnités (contre 23 mois en France).
C’est si peu six mois quand on connaît la rudesse de la recherche d’emploi. Bref, le coût semble bien trop lourd pour un avantage si dérisoire. Et le coût ultime : une allocation chômage de subsistance contre parfois, sa propre dignité.
Daniel en fera les frais avec les paroles assassines qu’il recevra, subissant les va-et-vient dans ses démarches administratives pour décrocher le Saint Graal.
Sur fond d’infantilisation dans le discours. Pour lui, mais aussi pour Katie, ?
De la solidarité, naît l’optimisme…
Quand le profit envahit jusqu’à la sphère sociale, l’augmentation du nombre de « gens dans la galère» s’accélère. Si le pêché de Daniel Blake est d’être à la fois pauvre et malade, celui de Katie, c’est d’être pauvre, mère célibataire dans une grande ville inaccessible comme Londres.
Ils se rencontrent au Job center à un moment où Daniel intervient pour défendre Katie, en train de se faire réprimander par une employée. Ils se lient d’amitié. Inévitablement.
Forcée de quitter Londres, sa ville natale, où elle vit avec ses enfants dans un 9 m2 au sein d’un foyer d’accueil, Katie doit tout reconstruire dans une nouvelle ville. Elle rêve de reprendre ses études, mais doit nourrir ses enfants, payer son loyer.
Pour ça elle est prête à tout. Le film intègre cette fois encore la question de la dignité dans cette « chienne de vie». Vous voulez retenir vos larmes dans de nombreuses scènes mais vous ne le pouvez pas.
Dans cette manière de filmer proche du réalisme sociale, Katie est vraie. Elle ressemble à ces femmes qui trouvent difficilement leur place dans la société, tant les difficultés quotidiennes de la vie lui rappellent qu’elle devra attendre longtemps avant de pouvoir se relever un jour.
Des difficultés qui en cachent toujours de nouvelles à la manière des poupées russes. Hayley Squires est parfaite dans ce rôle. Avec Dave Johns, l’acteur principal qui va la protéger tel un père, ils vont chercher à se défaire des tentacules administratifs, et retrouver un chemin solidaire dans ce labyrinthe grandeur nature.
Autour d’eux, d’autres personnages forts, comme ce jeune voisin de Daniel avec qui il nouera des liens d’amitiés et d’entraides. Il développe pour son compte, une activité informelle de ventes de baskets de marque à bas prix, déjouant la mondialisation qui ne lui a pas donné de place dès le départ. Ce n’était pas faute d’avoir essayé.
Chaque personnage va finalement, avec ses propres ressources, tenter de se relever dans la difficulté. Et au milieu de ces personnages, notre héros Daniel plein de bonté, cherche toujours à aider son prochain, un peu magicien, et toujours rassurant devant ceux qui l’entourent, qui s’enlisent dans les difficultés de la vie.
Une scène poignante et déchirante dans une banque alimentaire vous révoltera autant qu’elle vous arrachera des larmes. Vous ne distinguerez pas à ce moment-là ce qui est le plus émouvant : la réaction de Katie ou celle de Daniel.
Fatalisme ou révolte ?
A sa première Palme d’Or, en 2006, pour « Le vent se lève», le cinéaste avait déclaré que le cinéma se devait de dénoncer les injustices provoquées par le libéralisme.
Pour son dernier film, deuxième Palme d’Or, en 2016, il rappelle l’impératif de changer les choses : «Il faut dire qu’un autre monde est possible et même nécessaire». Dans ce chef d’œuvre, il montre que la solidarité rend la dignité à des personnes qui pensaient l’avoir perdu.
Palme d’Or – Ken Loach : “Il faut dire qu’un… par CinemaCanalPlus
Certains ont critiqué cette Palme d’Or. D’autres ont reproché au film d’être manichéen ou larmoyant, naïf ou encore excessivement pro-pauvres. Mais pourquoi un cinéaste devrait être gêné de dépeindre une réalité sociale que tout le monde connaît mais que beaucoup refusent encore de voir ?
Oui il redonne la parole à tous les oubliés du système, victime des politiques de rigueur, des crises, de la mondialisation, ou encore des lubies de nos politiques… Le film est tout simplement juste et lumineux, il refuse l’humiliation et parle des insoumis.
Il invite chacun de nous à la révolte, bien plus qu’à la tristesse, en dépassant l’indignation. Après « La loi du marché » (2015) avec Vincent Lindon troublant de réalisme, incarnant un ancien chômeur qui se retrouve dans une réalité impitoyable du travail; et «Merci Patron !», de François Ruffin (2016) dans lequel un couple au chômage règle ses comptes avec Bernard Arnault grâce à l’aide d’un journaliste; c’est au tour de «Moi, Daniel Blake» d’éveiller les consciences. Comme une belle musique ou une belle voix qui vous donne des frissons, juste en montrant le réel…
Samira B
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