Ryan Lenz: “L’extrême-droite ne se cache plus derrière l’anonymat du web”
Ryan Lenz est spécialiste des discours de haine au Southern Poverty Law Center, une association de surveillance de l’extrême-droite, basée aux Etats-Unis.
Ancien reporter d’ Associated Press en Irak, il revient sur le mouvement Alt-Right, après le drame de Charlottesville (Virginie). Heather Heyer, une militante anti-raciste y avait été tuée par un suprémaciste blanc, le 12 août dernier, lors d’un rassemblement des suprémacistes blancs, de néo-Nazis et du Ku-Klux-Klan. Entretien exclusif.
Nadia Henni-Moulaï: Un mois après le drame de Charlottesville, où l’activiste anti-raciste Heather Heyer a été tuée par un suprémaciste blanc, quelle est la situation dans la ville et plus globalement dans le pays ?
Ryan Lenz: Je pense que le drame de Charlottesville a montré à la nation la montée de l’idéologie extrémiste, au cours de ces trois dernières années, dans le pays.
Des efforts importants ont, par exemple, permis d’impliquer les entreprises digitales mais aussi les villes universitaires pour qu’elles s’occupent de la montée indéniable des discours de haine et d’extrémisme.
Tout l’enjeu consiste maintenant à s’assurer que ces efforts durent dans le temps.
N.H-M: Est-ce que Charlottesville a été un tournant dans la prise de conscience du danger que représente l’extrême-droite pour nos sociétés ?
R.L: Oui, je pense que Charlottesville a été un tournant décisif dans la prise de conscience du grand public.
Cela a été un moment où nous avons touché le fond mais qui a permis, paradoxalement, de projeter cette dure réalité à travers tout le pays.
A plusieurs égards, la haine et la violence n’ont pas émergé lors de cet événement. Mais Charlottesville a placé cette réalité sur le devant de la scène médiatique, au cœur de la société américaine.
N.H-M: Pourriez-vous expliquer comment le Southern Poverty Law Center parvient à freiner le discours de haine ?
R.L: Le SPLC dispose de trois points d’approche pour contrer l’extrémisme et le racisme aux USA. Nous avons un département qui suit les organisations de haine et essayent de dévoiler leurs activités à travers tout le pays.
Nous avons aussi un département juridique qui travaille sur les moyens légaux à mettre en place pour empêcher la propagation des discours de haine. Il s’agit de pointer les actions illégales menées par ces groupes, donc potentiellement attaquables.
Nous avons un département complémentaire- Enseigner la tolérance-qui collabore en partenariat avec des établissements scolaires. Son rôle est de s’assurer que les étudiants et lycéens comprennent le mouvement de l’alt-right et ses enjeux.
N.H-M: Après Charlottesville, plusieurs célébrités comme Georges et Amal Clooney ont fait des dons importants. Votre action a gagné en impact…
R.L: Ce n’est pas facile d’avoir un impact sur l’opinion publique même après Charlottesville.
Pourtant, l’Amérique a été alarmée par la propagation de ces discours de haine. Les citoyens ont commencé à lancer beaucoup d’initiatives.
Il y a eu un réaction générale pour dire « trop, c’est trop ». Beaucoup d’Américains ont décidé de faire des dons pour aider notre organisation et nous accompagner sur le front de la lutte.
N.H-M: Le SPLC travaille sur le net. Glenn Greenwald, journaliste, explique sur The Intercept, comment l’alt-right a émergé grâce au web, qui reste un terrain « virtuel ». Mais Charlottesville s’est passé dans la vraie vie. Comment expliquez ce passage à l’acte ?
R.L: C’est une très bonne question. Je pense que ces dernières années, Internet a pris une part importante dans l’intimité de chacun. D’ailleurs, nous avons vu une forme de stagnation de ces mouvements sur le terrain et en même temps constaté leur développement en ligne.
Internet est allé défier les groupes de haine existants dans la vraie vie tout en favorisant la naissance et le développement d’une fachosphère. Dans cet environnement virtuel, elle ne risque pas d’être clouée au pilori, de subir les conséquences sociales de leurs idées.
Or, avec Charlottesville, nous avons constaté une forme de regroupement des racistes à travers tout le pays. Et surtout, ils se sont décentrés du web pour aller vers le terrain concret pour y ancrer leur activisme.
La plupart des ces activistes sont persuadés d’avoir reçu un blanc-seing de certains gouverneurs. Peu importe que ce soit vrai ou non, ils en sont convaincus. Le reste n’est pas important pour eux. A travers cette perception, ils pensent susciter l’approbation générale.
N.H-M: Ils assument donc plus en plus…
R.L: Oui, c’est cela. Ils se sentent galvanisés et n’ont plus besoin de se cacher derrière l’anonymat du web. Ils investissent dorénavant le monde réel.
N.H-M: Au-delà d’internet, sur quels combats, les différentes branches de l’extrême droite américaine parviennent-elles à converger ?
R.L: Je pense que la campagne pour la présidentielle a été déterminante. Quand Donald Trump, candidat des Républicains, annonce la construction d’un mur pour empêcher les Mexicains, qualifiés de “violeurs”, d’entrer aux Etats-Unis, cela marque un tournant.
Puis, quand il a introduit le Muslim ban, c’est évident que les racistes du monde entier se sont dits « on a trouvé notre homme ». Il a obtenu leur soutien implicite.
N.H-M: Avec comme point d’orgue son élection…
R.L: Et donc, son élection a conforté tous ces mouvements extrémistes dans leurs idées. Pour eux, c’était le bon moment pour reprendre leur activisme politique sur le terrain, en se confrontant à leurs adversaires issus du mouvement pour les droits civiques.
Je pense que durant l’Administration Obama, les mouvements d’extrême-droite ont convergé sur de nombreux sujets. Mais, je pense aussi qu’il y a des sujets qui sont devenus, dans tout le pays, très attractifs pour ces milieux racistes.
A commencer par l’islamophobie, même si la question s’est posée dès le 9-11 (et probablement avant…) et les mouvements anti-LGBT parce qu’ils touchent aux questions de la morale et de la “civilisation chrétienne”, selon eux. Ce sont vraiment ces deux points qui ont amené des Américains vers l’extrême-droite.
N.H-M: L’élection de Donald Trump est-elle la preuve que les USA sont engagés dans une guerre culturelle, selon vous ?
R.L: Je pense que nous sommes engagés dans une forme de confrontation, effectivement. Oui, nous pourrions parler d’une guerre culturelle.
Ce conflit aurait pu prendre différents aspects au fil des années mais nous sommes sans aucun doute sur une crête à cet instant T. L’écart entre nos ailes- droite et gauche-aux US est vraiment est net en termes de perspectives politiques.
On peut affirmer, aujourd’hui de manière presque indéniable, que les politiques sont incapables de trouver un consensus. Le compromis ne semble plus possible.
Je ne suis pas le seul à croire qu’une guerre culturelle est en train de se jouer aux Etats-Unis. D’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ?
Nous avons, aujourd’hui, des suprémacistes blancs et des Nazis dans nos rues prêts à tout pour faire reculer l’immigration, dans ce pays.
N.H-M: En Europe et en France, de nombreuses voix ont émergé ces dernières années sur les réseaux sociaux pour défendre la laïcité en ciblant les musulmans. Parmi elles, on trouve des “ethno-nationalistes” ou des militants de la gauche dite “laïciste”. Tous ont en commun, par exemple, le rejet des femmes en foulard. A partir de quel moment, passe t-on dans un discours dit “de haine”?
R.L: C’est un peu différent quand on compare les politiques entre les Etats-Unis et l’Europe. Aux USA, ces dernières années, l’aile droite a montré plus de relents racistes que l’aile gauche. Mais, ce que vous pointez est très intéressant. Cet ethno-nationalisme s’est développé dans beaucoup de pays.
Ce qui est plus ou moins nouveau est que ces mouvements tentent de gagner en légitimité politique. Cette tendance, on l’a vu d’abord en Europe, avec Pegida en Allemagne ou Génération identitaire en France.
N.H-M: En 2008, l’élection de Barack Obama, premier homme noir à la Maison Blanche, a suscité la haine de l’extrême-droite. Mais les suprémacistes semblent plus prêts à passer à l’acte, aujourd’hui. Comment a-t-il réussi à contenir ces mouvements?
R.L: Obama n’a pas réussi à stopper l’extrémisme durant les huit années de son administration. Qu’il s’agisse de groupes de haine ou d’organisations extrémistes, ils se sont même rapidement répandues à travers les Etats-Unis pour plusieurs raisons.
La première raison est que Barack Obama, un homme noir, à la Maison blanche a attisé la colère nombreuses personnes dans le pays.
Mais, c’est une statistique délivrée par le Bureau américain du recensement qui marque un tournant dans l’activisme raciste.
Selon cette administration, en 2060, les descendants de l’immigration européenne ne seront plus majoritaire aux Etats-Unis pour la première fois de l’Histoire. Tout cela effraie les gens mais surtout les racistes. C’est cette peur qui conduit à la consolidation et la croissance de ces mouvements de haine.
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï
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Date de première mise en ligne 18 septembre 2017, à 15h42.