Saint-Gratien, Le terrain de la discorde
[#Enquête]
Depuis le 29 mai, un conflit oppose les habitants des Raguenets à Saint-Gratien (Val d’Oise) au maire Julien Bachard (Les Républicains). En cause, la destruction d’un stade de foot. Enquête dans un laboratoire du pouvoir local.
Les maires règnent-ils dans leur ville ? La question est rhétorique. Pourtant, la situation à Saint-Gratien, commune du Val d’Oise, nichée entre la rutilante Enghien-les-Bains et la populaire Epinay-Sur-Seine, en dit long. Pomme de discorde ? La destruction d’un stade de foot implanté au cœur du quartier.
Annoncée sur la page Facebook de la municipalité, le 29 mai 2020, la destruction du terrain synthétique, déclenche, alors, l’exaspération des usagers. D’abord, parce qu’aucun affichage municipal n’a annoncé les travaux à venir, prenant les usagers du stade au dépourvu. Or, le code de l’urbanisme est clair en matière d’affichage. Le piétinement du droit est au cœur de la mobilisation de dizaine d’adolescents en cette fin mai.
Deux soirées de mobilisation, d’abord illégales, et qui conduisent à la condamnation de deux frères. Rapidement reprise en main par les plus âgés, comme Zaki Diop, 33 ans et consultant dans une entreprise du CAC40, la mobilisation se structure, alors.
Ensuite, parce que l’absence de concertation révèle en creux, « le mépris de la mairie et de Julien Bachard, à notre égard », interprète-t-il, 33 ans, né et grandi aux Raguenets.
Le jeune homme, dont les parents vivent dans cette cité depuis 40 ans, ne cache pas son mécontentement. Le matin du 29 mai, lorsqu’il découvre la pelouse artificielle arrachée et les blocs de béton posés, ici et là, sur le terrain, il fulmine.
Réunir plutôt que diviser
« J’ai joué dans ce stade toute ma jeunesse et honnêtement, cette décision, je l’ai vécu comme une attaque contre, nous, les habitants des Raguenets ».
L’envie de s’organiser prend, alors, le dessus. Avec quelques amis, il monte le collectif citoyen Saint-Gratien pour tous. « Nous allons en faire une association ouverte à tous les Gratiennois, qu’ils soient du quartier ou du centre-ville ».
Une précision importante dans une ville coupée en deux, socialement. Les Raguenets comptent près de 2000 logements sociaux, dont 1454 pour CDC Habitat.
Aux yeux de beaucoup de riverains du quartier, le Forum, cœur de ville, concentre naturellement toute l’attention de la municipalité. Là où réside son principal vivier électoral. Une démarche opérante. Aux dernières élections municipales, Julien Bachard a été réélu dès le premier tour.
Les habitants du Forum font, donc, figure de favoris auprès de la mairie. S’il existe bien quelques logements sociaux, l’essentiel du parc immobilier est privé. Le prix au m2 affleure les 4000 euros. Ces deux dernières décennies, les programmes immobiliers se sont multipliés, attirant une population plus dotée, économiquement.
Vision à long terme ou manœuvre électoraliste, en 2018, la mairie rachète les murs d’un local commercial (librairie historique du centre) pour 400 000 euros. Et pour relancer ce commerce « qui manquait vraiment en centre-ville » selon Julien Bachard, le choix de l’édile s’est porté sur un groupe aux reins solides à qui il a offert deux ans de loyer.
Un volontarisme dont les habitants des Raguenets sont peu coutumiers. D’autant que la sortie des Raguenets de la géographie prioritaire, en 2014, paraît commode pour justifier un certain désintérêt de la ville pour le quartier.
La décision du gouvernement Ayrault avait suscité l’incompréhension de Jacqueline Eustache-Brinio alors, maire de la ville. La suppression des 46 000 euros d’aides de l’Etat au titre de la Politique de la Ville comporte un risque, celui de « faire basculer un quartier tout en entier en ghetto et en zone de non-droit », prévient-elle, dans un communiqué de presse.
Si le taux de chômage en 2014 frôlait les 24%, nombreux sont ceux qui prennent, selon Zaki Diop, leur destin en main. « Nous avons beaucoup d’entrepreneurs aux Raguenets et pas des TPE. Peut-être même plus que dans le reste de la ville », insiste-t-il. Et le trentenaire de citer, « des success stories comme celle de Sambou Sissoko ».
Fondateur de 235 Barber, il s’est constitué une clientèle huppée incluant les joueurs du PSG. Z.Diop cite, aussi, une entreprise de BTP créé par un habitant. « Il intervient sur de gros chantiers comme La Villette, par exemple ». Des réussites qui comptent s’impliquer dans l’association de Z.Diop. « La plupart de ces entrepreneurs sont déjà partants pour prendre des jeunes en stage, par exemple».
Le droit comme planche de salut
Une assurance des habitants qui s’appuie, donc, sur une nouvelle posture économique mais aussi juridique. Ces Français veulent agir sur le terrain du droit.
Vivons Saint-Gratien, liste indépendante, menée par Emmanuel Mikael a obtenu 19,91% des suffrages à la municipale de mars dernier. S’il s’abstient de parler pour les jeunes, il questionne la manière de faire de J.Bachard. « Aucun arrêté municipal n’a été pris, l’immobilisation du stade s’est faite en catimini à 6 heures du matin », s’étonne-t-il.
Confiant dans la justice, un collectif d’habitants, dont Zaki Diop, s’est tourné vers un avocat, maître Hamdi. Il s’étonne, de prime-à-bord, des agissements du maire.
« L‘auteur du texte publié sur la page Facebook de la mairie n’est pas identifié. De plus la base légale de la décision de transformation du terrain de foot est à questionner. Plus grave encore, l’accès au terrain jonché de blocs de béton est libre, si par malheur, un accident survenait, la responsabilité pénale du maire pourrait être engagée” », précise-t-il.
Maître Mohamed-El-Monsaf Hamdi
Zaki Diop lui, s’étonne de l’absence de budget et d’appel d’offre censé aménager le terrain en « aire de jeux » comme la mairie l’annonce… Maître Hamdi espère une sortie par le haut et appelle à une résolution amiable du litige.
Mais, pour Emmanuel Mikael, l’affaire est déjà politique. A l’écouter, la mairie utilise le prétexte de la Coupe d’Afrique des Nations made in banlieue organisée l’an dernier sur le terrain.
« Certes, il n’y a pas eu d’autorisation et tout s’est bien déroulé. Mais, pourquoi ne pas être intervenu dans la foulée ? ». La mairie aurait été alertée d’un match amical avec Grigny (Essonne) avec « plus de 400 personnes ». Une rumeur démentie par Zaki vu le contexte d’état d’urgence. D’où vient cette décision municipale, alors ?
Maire absent
« Elle instrumentalise des événements pour en faire des causes », analyse Emmanuel Mikael. Elle ? C’est Jacqueline Eustache-Brinio dont l’ombre semble planer sur la ville. Surtout la principale figure d’opposition- et c’est le plus curieux- mentionne à peine Julien Bachard. Dans le quartier des Raguenets, le nom de Jacqueline Eustache-Brinio est sur toutes les lèvres.
Maire honoraire depuis son élection au Sénat en 2017, elle propulse alors, son poulain, Julien Bachard à la tête de la Ville.
A 31 ans, il devient le plus jeune maire du Val d’Oise. Fondateur d’une entreprise de conseil en entreprise, sa déclaration de patrimoine indique, cependant, un déficit d’expérience, pourtant précieuse pour la gestion d’une commune de 22 000 habitants.
Conseiller municipal puis maire adjoint, Julien Bachard a-t-il les épaules pour la fonction ? Beaucoup aux Raguenets en doutent, n’hésitant pas à parler de « pantin » de la sénatrice qui « dirigerait », selon eux, « la mairie officieusement ».
S’il est difficile d’obtenir des réponses (nos demandes d’interviews sont en cours), maire et sénatrice ont en commun une personne : Virginie Munneret. Directrice du cabinet du maire, elle occupe le rôle d’assistante parlementaire de la sénatrice. Un attelage, à l’origine de nombreux questionnements et qui montre la proximité opérationnelle entre les deux élus. Les habitants se demandent qui les administrent vraiment dans une démocratie où l’échelon local porte un enjeu particulier.
Dans la majorité municipale, les crispations s’amplifieraient. Selon une source proche du dossier, l’affaire du stade et le silence qui s’en est suivi diviseraient la majorité municipale.
Depuis le communiqué Facebook du 29 mai, le maire est aux abonnés absents. Tout comme les élus », persifle cette même source. Des affiches « Alerte disparition » ont même été détournées. A l’effigie de Julien Bachard, elles tournent en boucle sur les WhatsApp des jeunes du quartier, moquant à l’envi, l’attitude du maire qu’ils assimilent à un déserteur.
« Le maire Bachard est cloîtré chez lui, il a désactivé sa page Facebook et ne répond à personne », avance la même source. Passionné de foot, Bachard a-t-il vraiment commandité la destruction du stade ? Difficile de répondre.
Déséquilibre médiatique
Un silence assourdissant qui tranche avec les prises de parole successives de Jacqueline Eustache-Brinio dans les médias. La semaine dernière, elle expliquait sur Cnews et Sud Radio, notamment, avoir été « menacée par une quarantaine de jeunes » devant chez elle.
Sur les vidéos que nous avons pu nous procurer, un groupe de jeunes présents, certes, devant son domicile, entonne la Marseillaise, dans une ambiance plutôt bon enfant. Si la démarche parait provocatrice, plusieurs témoignages contredisent les allégations de la sénatrice et pointent plutôt la virulence de ses posts Facebook à l’égard de l’immigration, notamment. Relayés par de nombreux médias et personnalités politiques dont Marine Le Pen, les affirmations de J.Eustache-Brinio interrogent.
Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, lui a bien apporté son soutien. Un soutien inconditionnel. Un risque, peut-être. L’époque requiert de la prudence. La profusion de fausses informations mais aussi la porosité entre opinions et faits rendent l’actualité particulièrement manipulables.
Phil’O Sophe
Folie, pure folie que cet acte dénué de tout sens.
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