Le ministère de l’Éducation à la conquête du rêve américain
[#Analyse]
Élodie Soulies, enseignante en lycée professionnel, analyse la réforme du lycée professionnel. Selon elle, le texte joue en faveur du déterminisme et risque de creuser le fossé entre les étudiants des voies générales et professionnelles.
Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer présente sa réforme comme le « Harvard de la voie professionnelle », prévue pour septembre 2019. Élodie Soulies, enseignante en lycée professionnelle pointe un projet qui nourrit le déterminisme social.
La réforme propose trois voies de transformation :
- Réduction considérable des heures dispensées de matières générales
- Création de pôles de compétitivité par famille de spécialités (aéronautique, commerce, etc.)
- Orientation unique vers le BTS
À l’intérieur des établissements la tension monte.
Peu d’informations circulent même la hiérarchie notamment les inspecteurs et inspectrices ne savent pas répondre aux questions. Des mobilisations et des manifestations voient le jour mais sont peu visibles et peu entendues.
La recherche absolue de la professionnalisation
Il sera demandé aux lycées professionnels d’affirmer une professionnalisation de la formation et de faire un important effort d’orientation vers le BTS. Cette volonté de se professionnaliser radicalement entraîne la réduction conséquente de l’enseignement des matières générales (entre autres 1h 30 de Littérature et d’Histoire confondus en CAP pour aujourd’hui 4h30) et la suppression importante des enseignantes et enseignants de ces matières.
Les forces de l’enseignement général en voie professionnelle sont :
- Par sa démocratisation de la culture dominante les lycées professionnels sont souvent réparateurs de parcours scolaires difficiles. Pilier essentiel de remédiation entre l’élève en rupture scolaire et les apprentissages.
- Donne les capacités aux élèves de s’adapter à l’évolution inexorable de leur métier
- Donne les outils pour créer des PME donc créer de l’emploi (suicide économique ?)
- Donne des qualifications qui ouvrent plus de possibilités
Que devient le ou la futur.e citoyen.ne?
Réduire les heures des matières générales interroge le devenir du ou de la futur.e citoyen.ne qui devra trouver une source personnelle de culture et d’outils pour affronter le monde qui l’entoure et y trouver sa place.
Par ses choix, la réforme coupe toutes passerelles vers le général et les études supérieures longues. Elle exclue les possibilités de reconversion ou d’évolution par diplômes dans les métiers exercés.
Par cette réforme le gouvernement décide d’affirmer une rupture entre la voie professionnelle, technologique et générale et par-delà cloisonne l’apprenante ou l’apprenant à sa spécialité.
Deux mondes se dessinent. D’un côté l’ouvrier ou l’ouvrière spécialisé.e.s et de l’autre le monde intellectuel des premiers de cordée, nouveaux et nouvelles diplômé.e.s qui auront eux accès à un champ des possibles de formations en études supérieures plus important.
On serait tenté de s’éclairer de Bourdieu et de se poser la question d’une volonté de déterminisme systémique. L’ouvrier serait certes possiblement compétent dans sa spécialité, mais condamné à ne pouvoir se réaliser que par sa condition et sa force de travail et non par son émancipation intellectuelle, politique et citoyenne.
Une rupture avec l’héritage révolutionnaire de la voie professionnelle
Pourtant, la création le lycée professionnel vient d’un désir fort de sortir du clivage bourgeois/ouvrier. Actuellement on est loin du lieu d’émancipation rêvé par les “jours heureux”.
La réforme vient accentuer la paupérisation culturelle d’une partie de la société, dû à un désengagement étatique vis-à-vis des classes populaires.
Les conditions scolaires actuelles sont à l’origine d’une stigmatisation des lycées professionnels comme lieu de déroute (souvent à juste titre au regard du manque de moyens monétaires et humains). Et malgré un large désir d’intégration son public souffre de décrochage, d’absentéisme, de grandes difficultés scolaires et d’un replis sur soi.
La réforme Blanquer par ses choix assoit cette rupture.
La volonté de diriger les lycées professionnels vers l’apprentissage.
L’apprentissage c’est la régionalisation et la privatisation de l’ensemble de la voie professionnelle. Ce qui se présage à terme c’est la disparition de la voie professionnelle et de son personnel dans le public.
Les nouveaux élèves à la sortie du collège candidats à la voie professionnelle seront donc amenés à trouver une place dans un centre de formation et un contrat d’apprentissage auprès d’une entreprise.
Sauf que, dans le contexte économique actuel il est très difficile de trouver un employeur prêt à signer un contrat d’apprentissage. Les petites entreprises sont frileuses vis-à-vis de l’engagement d’un apprenti et ils ont de plus en plus de mal à prendre le risque d’un contrat d’apprentissage.
Le projet de la régionalisation des lycées professionnels va affirmer une ségrégation vis-à-vis des inégalités de territoires, de capacités de budget et de politiques des régions et donc accentuer les inégalités dans l’accès aux formations et aux métiers.
Le personnel enseignant public de lycée professionnel sera réduit voire à terme supprimé.
À la poursuite du rêve américain, la réforme Blanquer veut interroger l’orientation et l’excellence de la voie professionnelle. Ainsi la rendre plus attractive, plus spécialisée, plus compétitive.
Mais, American dream ou Blanquer nigthmare ?
Par Elodie Soulies
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