Mathieu Rigouste: “La violence de la police est produite par un système encadré”
Mathieu Rigouste a 36 ans ans. Il est chercheur en sciences sociales. Dans L’ennemi intérieur (La Découverte), il retrace le continuum sécuritaire décliné par la police et les militaires, des territoires colonisés aux quartiers populaires. Nous l’avons interrogé sur les récentes violences commises par les forces de l’ordre.
Les guerres coloniales menées par la France, selon vous, ont servi de laboratoire à une politique sécuritaire appliquée à l’échelle de la métropole. Quel est le cheminement d’un tel processus ?
Toutes les sociétés impérialistes ont importé, depuis les colonies, leurs pratiques sécuritaires au sein des métropoles. Ces pratiques sont le fait de l’État, de l’armée, de la police et des colons. C’est en instaurant une terreur d’État que la France s’est imposée en Algérie, au Cameroun ou en Indochine.
Et c’est dans ce « répertoire » que l’État a puisé pour restructurer son système policier afin de gérer plusieurs événements par la suite : en 1968, 1990, 2005, 2016, par exemple.
Pour le journaliste et historien spécialiste de la police, Maurice Rajsfus, les violences policières contemporaines constituent le prolongement de certaines pratiques du régime de Vichy. Faites-vous également ce lien ?
Bien sûr. Les personnes qui ont élaboré ces grilles idéologiques, ces doctrines sécuritaires, ont traversé les époques.
Maurice Papon [condamné pour complicité de crime contre l’humanité concernant des actes commis quand il était secrétaire général de la préfecture de Gironde entre 1942 et 1944] en est un bon exemple.
Il a occupé des postes clés sous Vichy, puis lors des massacres du 17 octobre 1961 [préfet de police] alors que le Général de Gaulle était président de la République.
Le régime de Vichy a inauguré le concept d’ennemi intérieur qu’on retrouve aujourd’hui dans la bouche de plusieurs politiques, au sein même du gouvernement.
Vichy (avec le nazisme dans sa globalité) représente également un tournant historique en Europe, car il a appliqué à des Blancs certains protocoles expérimentés jusqu’ici seulement sur des esclaves et des colonisés.
Au printemps 2016, Nuit Debout a donné lieu à de nombreuses violences policières à l’égard de militants, majoritairement composés de personnes issues de la classe moyenne. S’agit-il d’une pratique inédite pour la police ?
Pas vraiment. Lorsque les risques de soulèvement deviennent sérieux, l’État va toujours puiser dans ses répertoires répressifs pour mater les concernés. Pour Nuit Debout, ils ont donc utilisé contre les classes moyennes et la petite bourgeoisie précarisée les méthodes expérimentées habituellement dans les quartiers populaires.
À la fin du XIXe siècle, on faisait tirer à balles réelles sur des ouvriers à l’occasion de manifestations massives, comme on le faisait, au même moment et à plusieurs reprises, sur des colonisés. Le fascisme est la continuité de la démocratie bourgeoise en temps de crise. Ce n’est pas son opposé.
Ce qu’on appelle «bavures » ou « dérapages » ne seraient donc pas des accidents, ils s’inscrivent dans une politique selon vous ?
La violence de la police est produite par un système encadré, régulé. L’impunité des forces de l’ordre est répétitive. On retrouve toujours les mêmes éléments : les clés d’étranglement, des balles dans le dos, des tirs de Flash-Ball qui éborgnent…
Lorsque l’on utilise les sciences sociales pour étudier ces méthodes, on se rend bien compte qu’il ne s’agit pas d’une forme accidentelle, mais bel et bien d’une industrie de la violence. Ce que nous avons vu lors de Nuit Debout ne constitue que la partie émergée de l’iceberg.
La police tue en moyenne 10 à 15 personnes par an en France. Et les policiers, malgré leur impunité, réclament encore plus de protections et d’armements… Le terme de « bavure » masque le fait que nous avons affaire à un système et que l’on peut s’organiser collectivement pour faire cesser tout ça.
Abdelkrim Branine
Interview parue sur le site Fumigène
Photo de Une/ Jean-Michel Sicot